Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 1

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 1

Cet article est le numéro 1 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 1

Livre premier : Eokard

Trois heures du matin sur le terminal de Tara Eokardia. Même sur une planète de culture atalen, où l’activité ne s’arrêtait jamais tout à fait, c’était tard. Sans taper franchement dans le lugubre, on ne peut pas dire que l’atmosphère était joyeuse : quelques rares attardés ou noctambules avançaient sans entrain, alors que deux préposés – reconnaissables à leur gilet frappé du monogramme du clan en charge du terminal – surveillaient du coin de l’œil le ballet monotone des drones de nettoyage sur le carrelage.

On pourrait dire qu’il suffit de pas grand-chose pour égayer ce genre de scène, mais en l’occurrence, ce ne serait pas gentil. En effet, arrivée par une des multiples navettes anonymes, Daeithil fit tout de suite son petit effet sur la non-foule présente. Des têtes tournèrent, des liquides alimentaires ratèrent tasses, verres et/ou bouches, quelques physionomies distraites firent brutalement connaissance avec des éléments de décor. En bref, il y eut une certaine commotion.

Daeithil s’en amusa discrètement, sans pour autant changer ni son allure ni la direction de son regard. Eylwen de grande taille à la peau nacrée et aux cheveux blonds – si l’on exceptait deux longues mèches argentées –, son regard aux tons mauves était souligné, à gauche, par un étrange tatouage à demi effacé, représentant comme un monogramme à peine déchiffrable. Si l’on excepte cette particularité, elle poussait particulièrement loin la tendance aux traits fins et symétriques propres à son peuple et complétait ses avantages naturels par un savoir-faire certain en matière d’habillement.

Une longue tunique en edisian blanc translucide, fermée par une large ceinture en cuir à laquelle pendait le fourreau d’une fine épée, recouvrait à peine son anatomie. Quelques discrets bijoux d’argent, s’accrochant à son cou et à la pointe de ses oreilles, complétaient le tableau. Tableau qui suscitait donc un émoi certain. Daeithil s’efforçait de n’en pas faire cas ; de toute façon, le voyage l’avait fatiguée.

C’était, se dit-elle, l’inconvénient des voyages interstellaires ; au moins, quand on traverse un continent à cheval, on a des choses à faire et, si à l’arrivée on est fatiguée, on sait au moins pourquoi. Dans un de ces navires stellaires, on est réduite à se laisser amuser par les distractions de bord : celles proposées par l’équipage et celles que s’improvisent les passagers. Avec une nette préférence pour ces dernières. Mais on finit par se lasser de tout. Et au bout du compte, on est fatiguée de n’avoir rien fait, ce qui est frustrant.

En fait, elle était tellement fatiguée qu’elle faillit ne pas reconnaître son nom sur la pancarte que tenait le vieillard. Et, somme toute, s’il ne l’avait pas abordée pour lui demander si elle était bien la personne dont il avait calligraphié le nom (et à l’ancienne, s’il vous plaît !) sur une sorte de parchemin lumineux déployé dans les airs devant lui, elle serait passée à côté sans y prêter plus attention.

« Vieillard » peut paraître un terme galvaudé, surtout lorsqu’on parle des Atlani, dont l’espérance de vie flirtait avec le millénaire ; néanmoins celui qui se présenta sous le nom de Turlan Shi-Pliastera se démarquait fortement de ses congénères.

Daeithil resta un instant interdite ; peut-être avait-elle perdu l’habitude voir des Humains aussi âgés. Turlan était aussi remarquable que Daeithil, bien que pour d’autres raisons. De grande taille, sa maigreur décharnée et le dense réseau de rides qui couvrait son visage trahissait un âge que l’on devinait plus que conséquent ; celle qui avait dépêché Daeithil ici lui avait dit qu’il avait vécu la fin de l’Arlauriëntur, il y a plus de vingt lieni. Trois mille ans. Une paille.

D’un autre côté, il y avait dans son regard un feu intérieur qui impressionna l’Eylwen ; Turlan sourit, se présenta et salua Daeithil selon la coutume et dans la langue des anciens temps ; elle en fut touchée.

— Merci d’être venu en personne, finit-elle par dire. Vous auriez pu envoyer un de vos serviteurs.

Il rit.

— Si vous voulez parler de mes étudiants, je doute fort qu’ils vous soient d’un grand secours. En vous voyant, ils auraient sans doute implosé. Et puis, les occasions de sortir de mes vieux papiers se font de plus en plus rares. La nuit est magnifique en cette saison.

Elle eut brièvement l’impression d’avoir dit une bêtise. Elle se souvint des paroles de son mentor : dans les faits, « serviteur » était une fonction du passé. Certains clans en avaient encore, mais c’était très rare aujourd’hui. Et mal vu.

Turlan la conduisit, tout en bavardant, vers la station du train magnétique.

— Je sors tellement rarement de l’Université royale que j’ai perdu l’habitude de conduire des véhicules. J’espère que vous ne m’en voudrez pas…

Daeithil sourit intérieurement. Les choses avaient changé. Elle n’était plus une reine, elle n’était plus une prêtresse. Elle n’était plus sur Erdorin. Elle frissonna : elle n’arrivait à se définir qu’en fonction de ce qu’elle n’était plus…

— Oh, mais excusez-moi, je vous ennuie avec mes bavardages…

— Pardon ?

Daeithil sortit de sa rêverie. Turlan n’avait pas cessé de parler. Au travers de la fenêtre du métro elle voyait les rues de la cité royale, même s’ils naviguaient quelques mètres sous la surface. Elle avait du mal à se faire aux côtés virtuels de la société moderne. Certains, pensaient-elle, vivaient dans l’illusion sans connaître la réalité. Sans repères. Comme elle.

— Désolée, Maître Archiviste, je suis un peu fatiguée…

Il eut un petit rire.

— Cela fait bien longtemps que quiconque ne m’a appelé « Maître Archiviste » ; même au Palais royal, tout le monde m’appelle Turlan. À ce sujet, autant j’adore les anciennes formules, autant je suggère que nous abandonnions la forme déférente. Mes étudiants ont l’habitude de mes excentricités, mais là, j’ai peur d’en choquer certains.

La forme des esclaves, se rappela-t-elle. Encore une chose qui avait changé. Elle acquiesça et il reprit :

— Mais nous sommes arrivés. Je vous… je te disais que j’ai trouvé une chambre dans le quartier étudiant. Un lieu un peu bruyant, mais confortable. Demain, nous pourrons discuter de cette histoire de fantômes dans les archives.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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