Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 12

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 12

Cet article est le numéro 13 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 1

Assis sur les marches du Centre de Conférence Tevririel-Ramravajapur de Tara Brivianëa, Turgut Glaçik consulta son agenda électronique et se dit que la vie d’attaché diplomatique était parfois dure. Il avait dû pousser les capacités de la minuscule machine dans ses derniers retranchements pour pouvoir caser tous les rendez-vous des dix jours. Il pourrait peut-être dormir quatre heures cette nuit.

Il mâchouilla son sandwich avec autant d’entrain que s’il s’agissait d’une vieille bouée en forme de canard. Quelque part, ça en avait d’ailleurs un peu le goût. Il avait beaucoup lu sur la cuisine atalen en général et brivianne en particulier, mais ce genre d’agapes était réservé aux huiles, pas aux sans-grades ! D’un pouce rageur, il commuta sur l’ordre du jour pour la conférence du lendemain.

Il regarda un instant sa bouteille de bière – sans alcool ; faut pas déconner avec le Prophète ! Turgut vit qu’elle était fabriquée à Bischofszell, dans la République de Düttweiller. L’Excellence en chef était lui aussi de la « Dütti » et partageait pas mal de points communs avec la bouteille : bel emballage, étiquette dorée, nom renommé, contenu insipide et sans talent.

C’était une grenouille mondaine, comme certains – enfin, certaines – étaient des grenouilles de bénitier. Il cherchait à se faire aussi gros que les bœufs qu’il fréquentait, mais en dehors de ses capacités de beau parleur, il n’en connaissait pas une miette en économie interstellaire.

De plus, Turgut avait prêté quelque attention à son curieux manège, avec des communicateurs jetables, des points d’accès publics très fréquentés et le port-franc de Tara Brivianëa. Il se demanda si la rumeur qui faisait de Jakob von Aa un rusé et redoutable trafiquant – de drogues, d’armes, ou même d’esclaves ? – était fondée. Il en conclut alors, d’une part qu’il était très fatigué, d’autre part que la vie d’attaché diplomatique était parfois dure.

Et, comme il était très fatigué, il ne s’aperçut pas qu’il l’avait déjà dit au début.

Avec autant de brusquerie que le permettait l’ego microscopique de l’agenda portable, une icône clignota, indiquant un appel vidéo. Turgut avala le bout de pseudo-caoutchouc alimentaire et bascula sur la console de communication, avec l’entrain de quelqu’un pour qui même l’appel impromptu d’un vendeur d’assurances serait une diversion bienvenue.

C’était en fait le secrétaire du Consul :

— Monsieur Glaçik ? La détective a encore appelé. Elle sollicite un rendez-vous urgent avec Son Excellence. Elle a beaucoup insisté…

L’attaché soupira théâtralement. C’était la sixième fois que cette demoiselle Kerensky appelait. Le consulat avait vérifié : elle était effectivement détective, même si, l’administration de Los Angeles (et celle de la Confédération) étant ce qu’elle était, un flou artistique régnait quand à l’actualité de ce statut. Quoi qu’elle soit, elle était plutôt jolie – pour qui supporte les couleurs de cheveux absurdes et les piercings en ordre de bataille – et de plus têtue. Les quatre premiers appels avaient été passés depuis la navette spatiale Brivianë-Eokard, ce qui laissait entendre que ce n’était pas une plaisanterie.

— Dites à cette demoiselle Kerensky que, si elle est déjà à Tara Brivanëa comme je le pense, je la recevrai… Il ouvrit laborieusement une fenêtre secondaire sur son agenda : … à 23.15 ce soir.

De l’autre côté de la liaison, il y eut une légère pause, puis un sourire entendu :

— Bien Monsieur Glaçik, je transmettrai.

— C’est ça, et arrêtez de sourire bêtement ! Si vous croyez que j’ai le temps de songer aux galipettes en bossant dix-huit heures par jour… moi !

Il y avait ça, et aussi sa femme : une fliquette chrétienne, championne de tir au pistolet et peu tolérante sur la polygamie.

Le sourire du secrétaire s’évanouit comme une nonne dans un sex-shop. L’image fit de même.

***

Le rendez-vous était une idée de Daeithil. Enfin, c’était principalement une idée de Turlan, qui leur avait dit d’essayer de ne pas faire de vagues avec cette histoire, afin d’avoir éventuellement une chance de récupérer les bouquins en douceur. L’Eylwen avait interprété ça par « diplomatie ». Kyoshi avait d’autres idées, mais elle s’était finalement rangée aux arguments de Daeithil.

Brivianë n’étant séparé que de quelques mois-lumières d’Eokard, la navette régulière mettait deux jours pour faire le trajet. Inclues quelques solides heures de transfert orbital et autres joyeusetés propres au voyage spatial.

Daeithil avait eu la présence d’esprit de louer une cabine nantie d’une bonne isolation phonique. Ainsi, elle put initier Kyoshi à quelques-uns de ses petits secrets de telandil, sans pour autant ameuter tout le vaisseau.

La Terrienne mit quelques heures à s’en remettre, après quoi elle fit promettre à Daeithil que la prochaine fois, c’est elle qui l’initierait à ses petits secrets. Ce qui, se dit l’Eylwen après réflexion, n’était pas une idée brillante.

Les « petits secrets » de Kyoshi tenaient dans une malle d’un mètre cube, qui avait du mal à passer les détecteurs de métaux sans déclencher l’alerte générale. Par quelques contaminations mentales, Daeithil avait d’ailleurs eu droit à un échantillon des fantasmes terriens en général, et du modèle Kyoshi Kerensky en particulier. Elle avait connu des batailles moins mouvementées.

Quoi qu’il en soit, la navette put arriver à bon port sans que le pilote ne se demande quelle partie des moteurs pouvait faire un bruit pareil.

Pour changer, il était midi pétante lorsque les deux femmes sortirent du terminal de Tara Brivianëa. Kyoshi avait récupéré son arme, non sans avoir subi un bref sermon sur l’emploi de ce genre de jouet hors des limites d’une arène de Vehicular Duelling (en un mot : NON !).

La mauvaise nouvelle vint de la météo : la ville était construite selon les normes en vigueur pour les capitales planétaires de la civilisation atlano-eyldarin. C’est-à-dire sur l’équateur. Et c’était la saison des pluies… Un vent passablement fort balayait des nappes d’eau sur les structures. De plus, la chaleur était intense et le fort pourcentage d’humidité rendait l’atmosphère difficilement supportable. À vrai dire, un sauna aurait été plus agréable, principalement à cause des habitudes vestimentaires qui y règnent.

Kyoshi héla un aérotaxi à la sortie du starport. Elle donna au chauffeur le nom de l’hôtel où Turlan leur avait réservé une chambre (ayant oublié d’être idiot et/ou prude, il n’en avait pas réservé deux). À quelques dizaines de mètres au-dessus du sol de la ville, Kyoshi et Daeithil contemplèrent le curieux mélange d’architecture terrienne et d’urbanisme atalen.

Le terminal spatial était sis sur une île qui, autrefois, était restée abandonnée. Aux premiers temps des voyages spatiaux, les vaisseaux avaient un peu tendance à tomber tout seul ; plus tard, l’habitude resta. Puis les Terriens déboulèrent et décidèrent qu’il ne fallait pas gâcher un terrain aussi bien situé. Au prix où est le mètre carré… Ainsi naquit Stairway to Heaven, la ville des affaires.

Un vaste pont autoroutier reliait l’île au continent et à la ville atalen. Daeithil jeta un œil interrogateur sur les énormes annonces holographiques qui, sur les bords de l’autoroute, rappelaient au voyageur que le combat véhiculaire était interdit sur toute la planète. Elle avait vaguement entendu parler de cette coutume terrienne qu’on appelait Vehicular Duelling, en avait même vu à la télévision, mais elle avait du mal à faire rentrer cette notion dans son esprit.

Le fait qu’on rappelle cette interdiction avec une telle débauche graphique l’inquiéta quelque peu.

***

La chambre était vaste, mais le personnel collant ; pas vraiment le même style que la Rose royale, probablement pas la même gamme de prix, sans doute. Kyoshi distribua à la ronde une poignée de dialin, la petite monnaie locale, ce qui contribua à la dispersion de la foule. Fourbue, elle se laissa tomber littéralement dans les bras de Daeithil, n’ayant pas vu que celle-ci était déjà couchée sur le lit. Surprise, elle tenta de repousser la jeune Terrienne hors du lit et la fausse manœuvre se prolongea rapidement en simulacre de lutte.

Bien que fatiguée par le voyage, Kyoshi était redoutable à ce petit jeu. En moins de temps qu’il n’en faut à un Rowaan pour avoir une place assise dans le métro, elle se retrouva à califourchon sur le ventre de Daeithil, bloquant les bras de celle-ci avec ses genoux et ses jambes avec ses pieds. Vêtements et cheveux en désordre, la Terrienne profita un instant du spectacle avant d’embrasser son amante. Toutes deux savaient que Daeithil pouvait se libérer en quelques instants – si elle l’avait vraiment voulu.

**Quel est le programme ?**, demanda mentalement Kyoshi.

**On a encore une bonne partie de la journée, plus la soirée avant le rendez-vous avec le chambellan européen.**, répondit Daeithil en essayant de concentrer ses Arcanes sur la fermeture à glissière de la combinaison de Kyoshi. **Alors je suggère qu’on fasse l’amour pendant une heure ou deux…**

**Tant que ça ?**, lança Kyoshi, amusée.

**Du temps que je trouve comme te débarrasser de ce truc ! Puis on mange un morceau, et après je t’emmène te faire faire une garde-robe décente.**

La jeune Terrienne ne se fit pas prier pour approuver la première partie du programme. Elle commença elle aussi à ôter à sa compagne ses oripeaux superflus, mais demanda :

**C’est quoi, ton idée de la décence ?**

En un coup de rein, la situation bascula et Daeithil chevaucha Kyoshi avec un air de vengeance. Elle tira d’un coup sec et triomphant sur la glissière magnétique de la SecondSkin.

**Quelque chose que je ne doive pas attaquer avec une épée !**

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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