Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 14

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 14

Cet article est le numéro 15 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 1

**Tu es sûre que tu sais piloter ce truc ?**, demanda une Daeithil absolument pas rassurée.

**T’inquiètes pas, je maîtrise la situation !**

En ce qui concerne les communications télépathiques, Daeithil avait un certain kilométrage. Elle savait donc que les non-réponses était le meilleur moyen de mentir sans que ça se voie trop. Elle se douta qu’elle était donc en présence de ce que Kyoshi appelait une « feinte à dix cruzados ». Ce qui ne la rassura pas.

Il y avait de quoi ne pas être rassurée ! La gravbike était lancée à une vitesse peu raisonnable sur la grande autoroute qui menait à Stairway to Heaven. Même à minuit, le trafic était plus que conséquent, et composé de véhicules dont la taille oscillait, du point de vue de l’Eylwen, entre « très grand » et « cyclopéen ».

Et pour tout dire, Kyoshi n’en menait guère plus large, et faisait presque plus d’efforts pour que ça ne se voit pas que pour maîtriser le monstre. Ses compétences en matière de pilotage se limitaient à la version roulante, pas à l’antigravité. Elle avait déjà fait joujou avec une gravbike, principalement parce que Rogiero – l’original, pas l’ego de son ordinateur – en avait eu une, un temps. Une moto, c’est déjà casse-gueule, mais si on rajoute un troisième degré de liberté, c’est à la limite du gérable.

Quoi qu’il en soit, ainsi motorisé, le duo infernal gagnait du terrain sur la limousine et, malgré de nombreuses tentatives, n’avait pas encore été embouti par un hovertruck taquin et/ou inattentif.

**Et qu’est-ce qu’on fait quand on le rattrape ?**

Kyoshi dut s’avouer qu’elle n’avait pas encore réfléchi à la question. La suite des événements lui accorda un répit : la limousine déboîta brutalement vers les files intérieures, tout en gagnant de la vitesse. Soit l’Excellence avait décidé de se presser, soit elles étaient repérées ; Kyoshi supposa la seconde solution plus vraisemblable.

L’autoroute venait de s’engager sur le gigantesque pont menant à l’île et au terminal spatial. Kyoshi prit sèchement de l’altitude, arrachant un cri à Daeithil, qui resserra son étreinte autour de la taille de sa compagne. Ignorant les hurlements hystériques des systèmes de trafic, elle décrocha des couloirs aériens et, filant au-dessus des flots, donna des gaz pour arriver à la hauteur de leur objectif.

**Tiens les commandes !**, ordonna Kyoshi à Daeithil.

**Quoi ? Mais tu es dingue ! Je ne sais pas piloter ce truc, moi !**

**Contente-toi de les tenir et de ne pas bouger, j’en ai pour trois secondes.**

Daeithil s’exécuta en s’abstenant de lui dire qu’elle avait une assez bonne expérience des catastrophes qui peuvent se passer en trois secondes. Elle attrapa les commandes de l’engin et, s’efforçant de penser à autre chose, bloqua ses bras.

L’Alphanne ramena son sac à main par devant elle et en extirpa son revolver. La limousine était propulsée par un moteur électrique classique, elle visa donc l’avant, entre la roue et l’habitacle.

La première balle fit exploser quelques centimètres cube de béton ; comme dirait un agent du FBI, c’est très difficile de toucher les roues d’un véhicule en mouvement. La seconde frappa la limousine exactement à l’endroit voulu par Kyoshi. Le véhicule décrivit une légère embardée et poursuivit sa route comme si de rien n’était. Kyoshi n’eut cependant pas le temps d’en être vexée, car un torse humanoïde apparut d’une trappe au-dessus de la place passager et, l’instant d’après une volée de torpilles guidées par laser encadrèrent la gravbike.

Les deux filles hurlèrent de concert. Kyoshi s’empara derechef des commandes, écrasant quelque peu au passage les doigts de Daeithil, et fit plonger la moto antigravité au ras de la mer.

**Bon, et maintenant ?** Il y avait un soupçon de reproche – quasi-maternel – dans la voix mentale de l’Eylwen.

**Je ne pouvais pas prévoir qu’il avait un tel blindage, ce truc ! Il n’y a guère que les Soviets ou les mafieux qui protègent leur voiture avec un blindage de char d’assaut.**

**Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.**

**Euh oui… je ne sais pas. On peut tenter un autre passage ?**

**Pour qu’ils nous touchent, cette fois-ci ? Merci bien ! J’ai une autre idée.** Elle l’exposa. Kyoshi se dit que, soit elle était déjà cinglée avant, soit elle avait appris depuis.

***

Benito scrutait le parapet avec ses lunettes à amplificateur de lumière. Dans son oreillette, la voix de l’ambassadeur s’impatientait.

— Alors vous les avez eues ?

— Négatif, je ne les ai pas touchées. Elles se sont peut-être écrasées toutes seules…

— Négatif !, répondit Gottfried, le chauffeur. J’ai encore leur écho sur le traf’ ; elles nous dépassent…

Benito rigola :

— Elles ne vont quand même pas tenter de faire un rempart de leur corps ?

— Si c’était le cas, interrompit Von Aa, vous ne vous arrêtez pas, compris ? Elles ont tiré les premières, nous sommes en état de légitime défense.

— Bien reçu, Monsieur.

Le garde du corps soupira. C’était légalement très discutable, mais il avait appris à ne pas discuter, d’une part avec ses supérieurs, d’autre part avec des gens qui se trimbalent avec une arme antichar dans leur sac à main.

Une centaine de mètres plus loin, il vit brusquement la gravbike surgir de sous le pont. Il régla rapidement le zoom de ses lunettes et put voir distinctement la passagère faire un mouvement rapide avec ce qui semblait être une épée, au moment où elles passaient à côté d’un des lampadaires de l’autoroute.

Il y eut un bref éclair. Benito comprit, mais refusa une demi-seconde de l’admettre. Il cria, mais il était trop tard.

Gottfried était chauffeur pour la Confédération depuis près de vingt-cinq ans. Il avait servi auprès d’huiles militaires de la Force d’interposition sur Trian, ainsi que pour des dignitaires locaux en Russie et en Ukraine, et même pour l’Ambassadeur européen au Texas. C’est dire s’il avait une certaine connaissance de son métier et des facéties routières potentielles. Toutefois, le coup du lampadaire, on ne le lui avait jamais fait, si bien que c’est plus par surprise que par manque de professionnalisme qu’il freina.

***

Le long poteau de métal s’abattit pile en travers du capot de la voiture, enfonçant le pare-brise sans le casser et surtout brisant net une des roues. La limousine s’arrêta dans un fracas de métal tordu, de plastique compressé, de mécanique torturée et de pneumatiques à l’agonie. Derrière elle, le trafic s’égaya un peu dans tous les sens, ajoutant à la confusion.

Kyoshi posa tant bien que mal la gravbike au milieu du chaos ambiant. Un hovertruck s’était encastré dans le parapet de béton et plusieurs autres véhicules avaient tapé dedans. Une camionnette de primeurs avait éparpillé son chargement de fruits et légumes sur la chaussée. Les klaxons s’étaient bloqués, des gens s’engueulaient ; comme à la maison, songea-t-elle…

Daeithil se retint d’embrasser la terre ferme, mais elle y pensa très fort. Elle se contenta de suivre Kyoshi, qui slalomait au milieu du bordel ambiant en direction de la limousine. Cette dernière gisait comme un cachalot échoué, le bout de lampadaire fiché dans son capot tel un harpon géant.

Kyoshi s’avança, arme à la main, mais Daeithil l’attrapa par le col de sa veste et la retira rapidement en arrière. Les deux torpilles qui lui étaient destinées s’abîmèrent dans la carcasse de l’hovertruck, qui n’en était plus à ça près.

L’Eylwen porta la main à un étui à l’arrière de sa ceinture et se rappela la manipulation qu’elle s’était efforcé de mémoriser alors qu’elle était encore en Yrcandor. Les systèmes nanotechnologiques reprirent vie et son arc se décompacta en une seconde, sous les yeux ébahis de Kyoshi. Elle avait toujours eu beaucoup de mal à utiliser les lance-dragons, les couleuvrines portables qui équipaient la plupart des forces de son royaume, mais l’arc avait toujours été une arme bien plus familière.

Elle se saisit d’un petit tube, qui se déploya également pour former une flèche, l’encocha et, bondissant par-dessus le capot de la voiture derrière laquelle elles s’étaient abritées, expédia le projectile droit dans la vitre derrière laquelle le garde du corps venait de tirer. Ce dernier fut d’ailleurs fort surpris de voir le trait traverser à moitié la paroi blindée.

Le chauffeur venait également de sortir un Short Torpedolaser Gun (STLG pour les intimes) et, par une des meurtrières du véhicule, ouvrit le feu à son tour.

L’échange dura une bonne vingtaine de secondes, sans autre conséquence qu’une destruction massive du décor. Malgré son lampadaire incrusté dans la carrosserie, la limousine était blindée comme un bunker et Kyoshi ne tarda pas à se retrouver à court de balles. Quand à Daeithil, elle avait elle aussi réussi à transformer une portière en hérisson, mais sans grand effet pour le garde du corps caché derrière.

C’est à ce moment là que la police se décida à intervenir.

Un transporteur antigravité massif se mit à vomir une douzaine de gens en armure d’assaut, tout en noyant la scène sous la lumière crue de plusieurs projecteurs puissants. L’aspect visuel était renforcé par une volée d’injonctions diffusées par deux systèmes audios et quelques beuglophones en conflits les uns avec les autres.

Une meute de gens en uniforme envahit la zone, braquant tout le monde avec plein d’attributs à caractère agressif. Kyoshi crut reconnaître des armes d’assaut à énergie, du genre à être capable de vaporiser une vache.

**’Sil, je crois qu’on devrait peut-être poser les armes…**

***

Jakob von Aa sortit de la limousine. Il était d’une humeur massacrante mais, ayant de l’éducation, il ne le montra pas. Le transporteur, qui était frappé aux armes de la Milice de Tara Brivianëa, se posa à quelques mètres de la carcasse du véhicule européen. Sa porte latérale, d’où avaient surgi une partie de la troupe, était ouverte et une silhouette féminine en descendit sans attendre que le véhicule soit complètement stabilisé au sol.

Il s’approcha nonchalamment de la silhouette, sortant entre le pouce et l’index sa carte d’identification :

— Je suis l’Ambassadeur Jakob von Aa, de la Confédér…

— Ex-ambassadeur ! Je sais. Elle sortit aussi une carte, à l’air plus méchant, et se présenta : Inspecteur Virjnal Lambrassil, d’Interpol. Vous êtes en état d’arrestation pour vol et recel, association de malfaiteur, commandite de vol, abus de fonctions, et quelques babioles du même tonneau.

Le diplomate européen eut soudainement l’air très bête dans son smoking. Il finit par fermer la bouche, avaler sa salive et affirmer péremptoirement :

— En tant que diplomate, je suis couvert par l’immunité diplomatique, et de fait… L’inspecteur Lambrassil abordant un sourire de plus en plus large, il s’interrompit et demanda : J’ai dit quelque chose de drôle ?…

Elle fit apparaître un document holographique à en-tête de la Confédération européenne.

— Visiblement, vos supérieurs en ont eu assez de vos conneries. Votre immunité diplomatique a été levée. D’où le « ex-ambassadeur » de tout à l’heure…

Elle laissa von Aa en tête-à-tête avec sa disgrâce et ordonna l’embarquement général et massif de tout le monde.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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2 thoughts on “Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 14

  1. Y a une couille de mise en page avec le bouton « Like » et le bouton « Flattr ». Mais comme je sais bidouiller avec les Developer Tools de Chrome, j’ai quand même réussi à flatrrer 😉

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