Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 1

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 1

Cet article est le numéro 2 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 2

— Tu ronfles !

— Non, toi tu ronfles !

La discussion qui se déroulait devant un douanier flegmatique avait commencé un peu avant l’atterrissage de la navette orbitale qui débarquait sa cargaison de passagers sur le starport de Copacabana. Pour être plus exact, elle avait commencé un peu plus d’un mois auparavant, après la première nuit que Kyoshi et Daeithil avaient passée ensemble.

Pour être très exact, c’était après la troisième nuit : elles avaient somme toute très peu dormi au cours des deux premières.

Elijah Sasso Wallander travaillait depuis plus de quinze ans pour la Douane de Copa – pas la version glamour du contre-espionnage, mais la division qui s’occupait plus prosaïquement du contrôle des passeports. Autant dire que les querelles d’amoureux, quel que soit le sexe, le genre ou le nombre d’iceux, il en avait vu passer un certain nombre ; celle opposant une Eylwen – traditionaliste, à en juger par sa tenue – et une Humaine, probablement alphanne, à l’accoutrement excentrique dans le style BDSM chic, était parmi les plus pittoresques. Il regrettait presque de ne pas avoir de pop-corn.

Les autres passagers étaient moins enthousiastes et commencèrent à manifester une certaine forme de mécontentement. Comme la perspective de se faire lapider à coups de valises à roulettes ne l’enchantait guère, l’agent Wallander choisit de lâcher un bref raclement de gorge, considérablement amplifié par le système audio de sa cabine.

Kyoshi et Daeithil, interrompues au milieu d’un argument qui concernait l’usage de certains matériaux dans la confection de certains accessoires – une variante originale de la querelle des Anciens et des Modernes – regardèrent de concert l’officier avec un regard qui évoquait celui de la fragile biche contemplant l’arrivée imminente d’un train routier automatique lancé à pleine vitesse.

Celui-ci leur décocha un sourire beaucoup trop large pour être honnête :

— Tout est en règle, bienvenue à Copacabana !

Le portillon automatique s’ouvrit dans une débauche de messages en plusieurs langues et de lumières vertes.

— N’empêche que tu ronfles !

***

L’arrivée de Arko M’Kraal dans le parking du Santos Dumont Terminal fit un certain bruit. Certains bruits, plutôt. Pluriel.

Il y avait déjà le vrombissement du moteur à combustion interne, alimenté à l’hydrogène et sérieusement bricolé par son pilote dans le but d’y ajouter une quantité déraisonnable de puissance.

Puis le brinquebalement d’une carrosserie renforcée et d’un certain nombre d’objets métalliques entreposés dans des caches plus ou moins discrètes, au moment où le véhicule passait sur des ralentisseurs qui ne le ralentissaient pas vraiment.

S’ajoutant à se tintamarre mécanique, la sono de bord diffusait, à l’attention de tout le quartier, de l’électro-stoner européenne, genre musical se mariant assez mal avec les scies ethnopop diffusées par les radios de ses confrères.

Pour ne rien arranger, le pilote reprenait refrains et solos avec un enthousiasme qui contrastait violemment avec ses réelles capacités artistiques. Il avait eu une nuit difficile et le fait de devoir se lever et aller travailler avant midi l’avait mis dans une humeur grumeleuse. Les riffs de Hell Highway avaient sur lui une tendance apaisante, même si tout le monde sur son sillage avait depuis des envies de meurtre.

Si les habitués commençaient à connaître Arko et son abominable limousine – même selon des standards de Copacabana – les intermittents s’écartèrent à grande vitesse. Il faut aussi dire qu’Arko est un Rowaan, c’est-à-dire cent trente kilos de mauvaise humeur surmontée d’une tête de mastiff et une réputation de chourineur patenté. Les habitants de Copacabana ont beau se targuer d’être parmi les plus xénophiles de l’espace connu, il y a des atavismes persistants.

Miguel Angel était un habitué, c’est pourquoi il n’hésita pas avant d’engager son percolateur mobile en direction d’Arko pour lui proposer son habituel café-zombie (double espresso allongé avec un nuage de lait, une grosse cuillère de caramel et une lampée de rhum) :

¡Hola hombre !

Arko alpagua le gobelet et le vida d’un trait. Il y eut un long tremblement de sa carcasse, le temps de la chaleur du café se dissipe et que le rhum fasse son effet ; Miguel Angel connaissait ses clients et la lampée avait été prévue en conséquence.

Finalement, le Rowaan claqua sa langue – Miguel Angel crut presque voir un nuage de vapeur sortir de la gueule – et tapota sa carte de paiement sur la borne du vendeur ; la lumière et la petite clochette habituelle confirmèrent la transaction.

— Merci, mec. J’en avais b’soin.

Le barrista hocha la tête.

— J’ai vu. Lendemain de veille ?

— Fin de vacances imprévues, surtout. Milord avait b’soin d’un chauffeur.

— Ah, j’ignorais que Sa Seigneurie avait quitté la ville.

— Pas lui : sa fille. Et une VIP.

Miguel Angel considéra le Rowaan, qui arborait son habituelle chemise à fleurs qui aurait donné des complexes à toute la colonie polynésienne de la ville.

— Elle ne va pas être déçue du voyage, la VIP !, ricana-t-il.

Beau joueur, il laissa Arko l’atteindre avec le gobelet vide.

***

Cela faisait un certain temps que Daeithil n’était pas revenue sur Terre. Genre, douze mille ans. Certes, de son point, elle n’avait quitté la planète que quelques années auparavant, mais l’intervalle ayant été passé en animation suspendue, on ne pouvait pas dire que ça comptait.

Il est d’ailleurs heureux qu’elle ait eu le temps de s’accoutumer à cette nouvelle époque, faite de navires stellaires, de générateurs de lévitation, de villes tentaculaires dans lesquelles on aurait pu héberger la totalité de la population de son ancien royaume et de lances-dragons tirant de la lumière concentrée.

Mais pas grand-chose n’aurait pu la préparer à affronter la Ville libre de Copacabana ! Et surtout pas le grand type à tête de molosse – littéralement, il avait une tête de chien – qui répondait au nom de « Taxi » et qui, à la demande de Kyoshi embarquait leurs malles dans une sorte de vaste carriole bariolée, d’où s’échappait une série de sons dont il était difficile de distinguer s’il s’agissait de bruits mécaniques, de musique tribale ou de lamentations spectrales.

— Papa nous a loué une villa sur les hauts de Leblon, dit Kyoshi, qui considérait la scène avec détachement. On devrait y être dans une petite heure, si le trafic n’est pas trop dingue.

— Euh, oui.

Visiblement, l’Eylwen avait compris à peu près un mot sur trois, en comptant les articles et les conjonctions. Kyoshi soupira et expliqua :

— Une heure de route, mais il y a beaucoup de monde sur cette route.

Daeithil hocha la tête. Elle commençait à afficher un sérieux cas de choc culturel : entre les odeurs de combustion de biocarburant, la foule bigarrée et les publicités holographiques où le criard le disputait au vulgaire – sans même parler de la température tropicale – son entendement saturait doucement.

Elle monta dans la carriole, eut à peine le temps de s’étonner des banquettes en vrai-faux cuir rouge passé, avant que l’engin ne démarre. Elle qui avait déjà eu du mal à s’habituer aux véhicules volants, elle se retrouvait à expérimenter le trafic automobile à la terrienne. Et surtout le style de conduite à la Rowaan (Kyoshi lui avait expliqué que c’était le terme en usage pour désigner ce type d’humains ; elle avait pensé un temps à « loup-garou »).

Ledit Rowaan ne s’appelait pas vraiment Taxi, mais Arko M’Kraal, si on en croyait la licence affichée dans le véhicule, laquelle arborait un portrait susceptible de guérir le hoquet d’un paladin. « Taxi » était sa fonction, une sorte de cocher de calèche.

Au-delà de sa physionomie, Arko s’avéra quelqu’un d’affable. Un peu trop, peut-être : il n’hésitait pas à se retourner pour tailler le bout de gras avec Kyoshi, pendant que leur engin filait à toute allure sur une large route encombrée d’autres véhicules aux évolutions aléatoires. Kyoshi, quand elle ne répondait pas au dit Arko dans un sabir mélangeant deux ou trois dialectes, était occupée à lire un grand document en papier au format déraisonnable, que Daeithil comprit comme étant une gazette locale – dont une grande partie des sujets semblait concerner les mœurs des dirigeants ; comment quelqu’un pouvait s’intéresser à cela ?

L’effort sociable aurait été louable, s’il n’impliquait pas un intérêt réduit pour ce qui se passait sur la route. Aux yeux de l’Eylwen, le paysage – consistant principalement en des grands bâtiments de pierre fort peu accueillants – défilait beaucoup trop vite, d’une part, et de façon beaucoup trop saccadée d’autre part. Leur pilote semblait ne connaître que de deux réglages de vitesse : « à fond » et « planter les freins » – avec des variantes stylistiques consistant à passer la tête par la fenêtre pour hurler ce qui ressemblait fort à des commentaires désobligeants envers l’hérédité de ses camarades de route.

Daeithil aurait bien fermé les yeux, mais, dans le même temps, elle trouvait le spectacle irrésistiblement attirant. Kyoshi utilisa plus tard l’expression « catastrophe ferroviaire au ralenti » ; après recherche, elle ne put qu’approuver. Et puis cette ville terrienne, qui à la fois lui rappelait des souvenirs anciens et apparaissait comme des plus exotiques, la fascinait.

Après un temps incalculable, le véhicule quitta la grande route pour des chemins plus sinueux, serpentant entre des très petits domaines, agglutinés les uns aux autres à flanc de colline, avant de s’arrêter devant un portail discret taillé dans un mur d’enceinte conséquent. Si Daeithil accueillit avec une bienveillance qui confinait à la ferveur la fin de leur trajet, Kyoshi semblait juste un peu soulagée.

Arko débarrassa les malles du coffre de leur véhicule :

— Et voilà, mesdames, vous v’là rendues ! Chouette masure, soit dit en passant…

— Merci. Je te dois combien ?

— Lord Rinaldo a déjà payé, donc tout est nickel en c’qui me concerne.

— Cool. Alors à une prochaine !

Kyoshi activa l’antigravité de sa malle et se dirigea vers le portail, quand Daeithil intervint :

— Attends !

Tous deux se tournèrent vers l’Eylwen :

— Nous aurons certainement besoin d’un cocher ces prochains jours. As-tu d’autres engagements ou pourrions-nous louer tes services ?

Il y eut un temps de flottement, mi-décryptage du langage archaïque de l’Eylwen, mi-réflexion sur la proposition en elle-même.

— OK, finit par répondre le Rowaan. J’dois juste aller prendre quelques bricoles chez moi.

Il remonta dans la voiture. Kyoshi se pencha à travers la vitre.

— Sérieux ?

— Sérieux. Lord Rinaldo avait prévu un truc comme ça, j’me suis libéré. Tout baigne.

L’engin repartit dans un concerto pour klaxon polyphonique, au grand dam de Daeithil – et de tout le voisinage.

***

La limousine antigravité aux lignes élégantes s’arrêta à côté du petit jet transorbital qui venait de s’immobiliser. Eileen MacIntyre regarda l’homme élégant descendre de la passerelle et ouvrit la porte.

— Bonsoir, Excellence ! Avez-vous fait un bon voyage ?

— À l’ambassade !

Élégant, mais de mauvais poil, ce soir. Compréhensible, compte-tenu des circonstances. Eileen n’avait pas été l’assistante personnelle de Jakob von Aa pendant six ans sans apprendre à connaître son patron. Elle fit signe à l’escorte conséquente et remonta dans la limousine, à la suite du diplomate.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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