Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 14

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 14

Cet article est le numéro 15 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 2

Malgré sa proximité avec Copacabana, Niteroi offrait un contraste presque maximum avec sa voisine. Déjà, ce n’était pas le même pays : Niteroi faisait partie de la Fédération des hautes-terres, la nation qui, partie d’Asie, avait conquis l’Océanie, l’Afrique, l’Amérique du Sud et la Scandinavie il y a deux cents cinquante ans, avant de partir à la conquête des étoiles – avec des fortunes diverses.

Pour tout dire, si elle n’était de loin pas la seule responsable, la Fédération des hautes-terres était pour une bonne part à l’origine de la mauvaise réputation que les nations terriennes avaient dans le reste de l’espace connu. Sur Terre, sa réputation n’était pas brillante non plus : d’une part, ses conquêtes s’étaient en grande partie faites sur le dos d’autres nations déjà établies, sous des prétextes plus ou moins fallacieux et, d’autre part, son modèle social fait de méritocratie poussée à l’extrême, de racisme d’État, de culte de l’uniforme – mélange de fascisme adouci et de communisme modernisé – fascinait, effrayait et agaçait.

Toujours est-il que la ville dans laquelle Arko évoluait n’avait pas grand-chose en commun avec la Ville libre voisine. Ici, tout était calme et harmonie : des immeubles aux lignes épurées, des rues propres et rectilignes et, dans la rue, des gens souriants en uniforme rutilants. Et rien qui ne ressemble à un Humain à tête de chien, sa personne exceptée ; les « mutants » y étaient officiellement personæ non gratæ.

Dans son costume-cravate, Arko commençait à avoir chaud – et, même avec un soleil tapant, la météo n’y était pour pas grand-chose. Il ne se sentait pas à l’aise dans la ville et le sentiment semblait réciproque : les passants qui croisaient son regard cessaient soudainement de sourire, la police locale patrouillait nonchalamment – mais jamais hors de vue – et la prolifération de caméras de sécurité semblaient toutes être braquées sur sa personne. Le fait qu’il soit officiellement recherché – sous une autre identité – dans ce pays n’arrangeait pas les choses.

Le Rowaan consulta discrètement son communicateur, se repérant dans le quartier, et mis le cap vers le grand centre commercial du centre-ville.

Quelques minutes plus tard, assis à la terrasse intérieure d’un des multiples cafés de l’endroit, il sirotait un improbable jus de fruits tout en écoutant, d’une oreille aussi tombante que distraite, son vis-à-vis. Elonora McGraw était une pure représentante du génotype highlander, fierté de la race humaine – si on en croyait la propagande locale. Grande, la peau très bistre et la coupe courte d’un blond foncé, elle exsudait l’énergie et le volontarisme : elle n’était pas seulement journaliste, elle était la Voix de la Fédération, voire de toute l’Humanité.

Arko, qui avait fréquenté un peu trop de Highlanders à son goût – il leur avait surtout tiré dessus, à vrai dire – ne faisait pas trop attention au discours calibré par des décennies de communication gouvernementale. Sa couverture impliquait une enquête sur Niteroi, en tant que lieu de villégiature pour militaires de haut-rang, et la directrice (rang 3) de la communication externe de la Préfecture de Niteroi lui dévidait tout le prospectus avec beaucoup d’enthousiasme.

Fort heureusement, elle était tellement absorbée par son propre discours qu’elle ne nota pas la boulette de papier qu’Arko venait de récupérer sur le plateau et, après rapide et discrète consultation, qu’il avalait avec une poignée de cacahuètes de la taille d’un écureuil adulte.

***

La soirée commençait à poindre quand Arko prit congé de Miss McGraw ; il s’efforça de ne pas se montrer trop soulagé.

Il espérait que le tuyau qu’il avait reçu plus tôt n’était pas percé, parce que supplément de solde ou non, ça lui aurait réellement cassé les pieds – pour rester poli – de retarder ses vacances pour subir un tel bombardement d’inepties, au milieu desquelles même un « passez-moi le sel » était accueilli avec soulagement, car sincère.

Il se renseigna rapidement à l’aide de son autre communicateur – celui qui n’avait pas été enregistré auprès des autorités – et appris que l’adresse correspondait au Shagri-La Urban Spa, réservé aux officiers supérieurs, mais également à la réputation sulfureuse. Une sorte de bordel légal pour les dignitaires du régime, sécurisé et doté de services haut de gamme. Discret et de bon goût.

Anthil avait été repéré plusieurs fois dans les parages, en compagnie d’un certain général John Right et de ses gardes du corps. Le général en question était peu connu des services de Copacabana, mais ce que l’on en savait le plaçait cinq niveaux au-dessus de « top secret ». La présence de gardes du corps était d’ailleurs un indice : si les Highlanders devaient faire escorter tous leurs généraux, ils n’auraient sans doute plus de soldats pour faire autre chose.

Il fallut au Rowaan quelques minutes pour arriver à larguer son escorte, ce qui impliquait de passer par un certain nombre de galeries techniques mal répertoriées et, surtout, mal protégées. Une grosse veste à capuche plus tard, le Rowaan pouvait presque passer inaperçu dans les ruelles de traverse de la métropole. C’était de la grosse feinte et ça ne tiendrait pas très longtemps, mais suffisamment pour lui permettre d’approcher le général en question.

Il n’eut d’ailleurs pas à attendre très longtemps ; celui qui lui avait filé les informations avait fait ses devoirs et, une dizaine de minutes après qu’Arko ait pris place sous un porche mal éclairé – et, surtout, dans l’angle mort des caméras de la rue –, le sire Right sortit de l’endroit, accompagné par deux malabars. Tout trois étaient très highlanders, malgré leurs uniformes sobres ; même s’ils étaient à poil et en position compromettante, leurs subordonnés devaient sans doute les saluer selon le protocole.

— Bonsoir général, je suis journaliste. Arko Kwalema du Libertad ! J’aurais aimé vous poser quelques questions.

C’est ce qu’Arko s’était préparé à dire. Dans les faits, sa phrase se résuma plutôt à un « Bonsoi–ROPUTAING ! »

Une demi-seconde plus tard, l’atmosphère de la rue était saturé de rayons cohérents et malgré le silence des armes en elles-mêmes, leur impact dans les véhicules en stationnement se manifestait par un claquement d’air ionisé. Les deux gardes du corps avaient dégainé leurs armes dans un mouvement quasi-simultané et si Arko n’avait pas une certaine habitude de ce genre de mauvaise rencontre, il ne serait plus resté de lui qu’un petit tas de cendre et une botte fumante.

Il s’employa donc très rapidement à mettre un maximum de matière solide entre lui et les rayons cohérents qui tentaient de le transformer en ex-Rowaan. Évidemment, lui avait dû laisser son habituel arsenal à la frontière et, hormis un neutralisateur léger camouflé en étui à cigares, il n’avait pour ainsi dire rien d’offensif sur lui. Et plus grand-chose de défensif non plus : son champ de force portatif avait déclaré forfait après deux coups de Radiant encaissés et il se doutait que, même renforcé, son blouson aurait à peu près autant d’efficacité dans ce domaine que sa chemise en soie artificielle.

Il prit quelques secondes pour évaluer sa situation. Bonne nouvelle : il était encore en vie. Mauvaise nouvelle : tout le reste. Les deux furieux le pilonnaient avec méthode, trouant systématiquement les obstacles en se rapprochant dangereusement de sa position. Un des véhicules, une antiquité à combustion interne, manifesta d’ailleurs sa mauvaise humeur en explosant bruyamment, à moins de cinq mètres d’Arko.

Ce dernier en profita pour bondir de sa cachette, alpaguer un vélo caréné et le lancer de toutes ses forces vers ses adversaires. L’attaque était totalement pifométrique, mais suffisamment proche des deux gardes du corps pour que ceux-ci cessent un instant de tirer pour se mettre à l’abri. La bécane se fracassa au sol, laissant à Arko une ouverture pour filer dans les ruelles.

***

Six heures, deux fusillades supplémentaires, trois vols de véhicule et deux heures de crapahutage dans les égouts plus tard, c’est un Rowaan plus blessé dans son amour-propre que dans sa chair qui se tenait dans un entrepôt de Frontera. Il traitait son égo avec une demi-bouteille de vodka, pendant qu’un médecin de la Rose de Mars soignait le physique.

Son vis-à-vis, Lord Rinaldo, hocha gravement la tête.

— C’est inquiétant.

— C’est pas l’terme que j’emploierais, mais ouais, aussi.

— Non, je veux dire, d’après ce que m’a raconté l’équipe B…

Le Rowaan sauta sur ses pieds, renversant au passage tout le matériel médical du docteur Errique.

— Quoi ? Pasqu’y avait une équipe B ?

Lord Rinaldo le regarda, d’un air impassible.

— Bien sûr. Je n’allais pas te laisser en territoire alto sans un soutien logistique. Qui crois-tu a pu organiser ton extraction ?

Arko marmonna des choses extrêmement peu amènes envers l’équipe B, leur utilité dans l’histoire, leur ascendance et celle de Lord Rinaldo au passage. Ce dernier choisit de l’ignorer et continua :

— Bref, ils ont pu constater que les gardes du corps faisaient montre d’une coordination peu commune. Nous savons que la Fédération a commencé à déployer des radios en implantation sub-dermique, mais même en prenant cela en compte, ce n’était pas comparable.

— Et ça veut dire quoi ?

— Que tu as eu affaire à des Arcanistes.

Arko avala une gorgée de vodka, lâcha une grimace primée dans les meilleurs festivals de films d’horreur et plissa le front.

— Attends… des Arcanistes altos ? Ils sont pas censés être totalement réfractaires à ce genre de blague ?

— En théorie. Mais ça fait un petit moment que nous soupçonnons nos chers voisins de s’être lancés dans un programme de développement dans ce domaine. Bien évidemment, le genre de programme dont très peu de gens connaissent l’existence, même au sommet de l’État.

— Le Premier cercle ?

Le cabinet secret du président Gabriel Fore était un classique des théories de la conspiration – mais qui avait une base d’existence solide. Ronaldo hocha la tête :

— Il faut avouer qu’à ce niveau de secret, il n’y a pas grand-chose d’autre.

Il y eut un grand silence dans l’entrepôt.

— Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Toi, tu pars en vacances.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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