Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 5

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 5

Cet article est le numéro 6 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 2

Kyoshi s’aperçut, à sa grande horreur, qu’elle avait atteint en rampant le mur du salon et que, par conséquent, elle n’arrivait plus à échapper au soleil, qui inondait déjà généreusement la pièce. Péniblement, elle ouvrit les yeux et s’aperçut que l’univers était blanc. Et douloureux.

Après de très longues secondes, quelques détails de son environnement immédiat commencèrent à devenir perceptibles : là, une table basse entourée d’objets renversés ; un peu plus loin, un vaste canapé d’où émergeait, sous une masse de cheveux blonds qui lui cachait le soleil, l’anatomie de Daeithil – nue, si l’on exceptait une sandale qu’elle n’avait pas réussie à retirer.

De la terrasse sourdait quelque chose ressemblant à de la musique jouée dans un tunnel. Kyoshi reconnaissait fort bien le tunnel : il était dans sa tête et il lui semblait qu’un de ces anciens trains sur rails en métal y circulait à grande vitesse malgré ses freins bloqués.

Outre un mal de crâne de proportion cosmique, elle avait faim, elle avait soif, elle avait des courbatures, mal aux pieds et, à première vue, une petite collection d’ecchymoses diverses – aucune en rapport avec ses activités sexuelles préférées.

Daeithil ronflait doucement, ce qui fit sourire Kyoshi. Elle le regretta immédiatement : une lancée migraineuse vint lui vriller le crâne. Karma direct…

Elle ramassa la tunique de l’Eylwen pour couvrir sa propre nudité et, contre toute logique, se dirigea péniblement vers la terrasse. Elle y découvrit un parasol, une chaise longue et, entre les deux, un Rowaan en short et t-shirt, derrière de gros verres fumés.

Kyoshi émit une salutation qui devait ressembler au sifflement d’un spectre asthmatique, Arko y répondit en coupant le son de la radio, levant son verre de jus de fruit et montrant silencieusement une carafe isotherme remplie du même, ainsi qu’une petite pharmacopée composée d’aspirine, de déséthyllotoxines – appelées aussi « débourreurs » – et de vitamine C.

Rowaan et gentleman ; Kyoshi l’aurait embrassé. Elle se concocta un mélange maison qu’elle avala goulument avec l’aide d’une gorgée du jus de fruit, avant de s’effondrer dans la chaise longue que son sauveur lui avait obligeamment laissée. Il attendit quelques respirations avant de parler, d’un timbre quelque peu cassé :

— J’sais pas pour toi, mais j’me souviens pas d’tout. J’sais qu’on est d’abord passé Che(z) Ernesto, puis qu’on a posé la voiture pour aller au Rose of Mars Pub, mais qu’on a été pris dans un concert de rue et qu’ensuite t’as voulu aller au Dark Club, mais qu’y avait c’blaireau dans la file d’attente qu’j’ai dû calmer.

Kyoshi se souvenait de l’air horrifié de Daeithil, devant le concert ; elle avait d’abord cru à une émeute. Elle se souvenait aussi du dandy volant sur plusieurs mètres.

— Après, j’sais plus…

— Après, j’ai voulu aller dans un endroit plus calme.

Daeithil se tenait derrière eux, drapée dans un étole manifestement trop petite pour son anatomie. D’une voix d’outre-tombe, mais néanmoins posé, elle compléta la narration :

— Mais des gens ont reconnu Kyoshi et ont absolument voulu lui offrir un verre dans un endroit – le Domaine Spartacus – où j’ai cru comprendre qu’elle a ses habitudes.

» Là, c’est moi qui ai dû donner une leçon de savoir-vivre à des individus qui voulaient que je devienne leur esclave ou leur maîtresse. Ou les deux, je n’ai pas très bien compris. Je me souviens clairement que Sergio, qui je crois est l’intendant du domaine, a été particulièrement impressionné par mes méthodes et voulait louer mes services ; il a été moins enthousiaste quand je lui ai mentionné mes tarifs.

» Vous avez tous les deux bu des quantités déraisonnables d’alcool pendant que je cherchais – sans succès – quelqu’un dont la sexualité n’impliquait pas des fantasmes de salle de torture. Vous avez aussi beaucoup dansé sur des musiques qui comportent trop de basses et trop d’instruments et Arko a suspendu au plafond une jeune femme qui voulait lui mettre une laisse, pendant que tu lui donnais des conseils ; je crois qu’elle a aimé l’expérience.

» Comme il n’y avait rien d’autre à faire, j’ai testé différents alcools avec les conseils de Sergio, qui s’est avéré meilleur compagnon que vous deux.

» Comme j’étais quand même très ivre à la fin et que, de toute façon, je ne saurais pas contrôler le véhicule, nous sommes rentrés grâce au pilote mécanique, que Sergio a gentiment programmé. Ce qui est heureux, vu que vous avez dormi presque tout du long.

Il y eut un silence. Arko marmonna :

— Ça explique pourquoi j’me suis réveillé dans la bagnole…

— Désolée, je n’ai pas pu te porter jusque dans ta chambre.

L’idée fit rigoler le Rowaan, Daeithil poursuivit :

— Kyoshi a essayé.

Ça explique les courbatures, se dit-elle.

— N’empêche que tu ronfles, Arko est témoin, répliqua Kyoshi d’une voix encore méchamment cassée.

— J’voudrais pas vous vexer, les filles, mais vous ronflez toutes les deux.

***

Ce n’est que plus tard, dûment hydraté et caféiné – même Daeithil avait pris goût à l’espresso à l’italienne, au format triple et accompagné d’une forte de dose de gingembre –, que le trio se rattaqua au problème. Rogiero avait rendu son verdict, qui pouvait se résumer par « ça va pas être de la tarte. »

L’ambassade européenne était truffée de systèmes de sécurité improbables et Kyoshi commençait à soupçonner qu’à moins d’un bombardement orbital, passer en force était impossible.

Restait l’option sociale : une annexe de l’ambassade organisait régulièrement des expositions et un vernissage devait avoir lieu le lendemain soir. Le ban et l’arrière-ban du corps diplomatique copacajun était cordialement invité à s’empiffrer de délicatesses gastronomiques et de vins fins, tout en jetant très accessoirement un regard poli aux sculptures pseudo-fractales de Hideko Javier de Saint-Yokai, le grand artiste parisien.

— Ne reste plus qu’à se faire inviter. Je vais voir avec papa s’il peut nous dégotter des entrées.

— N’en prévois pas pour moi, je vais m’arranger par mes propres moyens, répondit Daeithil.

Kyoshi la regarda d’un œil suspicieux depuis le canapé. L’Eylwen était restée debout, à orbiter autour de l’écran holographique, sans vraiment prendre part aux discussions. Elle paraissait un peu ailleurs.

— Toi, tu m’en veux encore pour hier soir…

Dagorian Lagorin.

— Mais encore ?

— En gros, « mes fêtes ne sont pas tes champs de bataille. »

Kyoshi lui fit des yeux ronds, elle poursuivit :

— C’est une vieille expression qui date de l’époque où on s’attendait à ce que les hommes partent à la guerre pendant que les femmes restent au village. Mais c’est surtout que je ne me sens pas à l’aise dans cette ville, j’ai besoin de me ressourcer.

— Ton « ressourçage » n’impliquerait pas aussi quelques compagnons et compagnes très dénudés et pas du tout obsédés par les cordes et les insertions de métal sous-cutanées ?

Daeithil pouffa, presque malgré elle.

— Oui, aussi. Ne me dis pas que tu es jalouse…

— Non, mentit-elle effrontément, ce qui fit ricaner Arko.

— Et puis une Eylwen au milieu d’une délégation d’Eyldar passera plus inaperçue que notre couple.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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