Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 6

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 6

Cet article est le numéro 7 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 2

— T’sais qu’on peut t’amener plus loin…

Les panneaux qui marquaient le début de la route de terre vers Isla de Marambaia annonçaient six kilomètres avant la première destination digne d’intérêt et, de ce dont se souvenait Kyoshi, il fallait plutôt compter le double pour éviter les pièges à touristes. Encore qu’elle n’avait jamais fréquenté la partie nord, celle qui abritait la colonie eyldarin.

— Ça ira, je peux encore marcher.

Daeithil se tourna vers Kyoshi et l’embrassa longuement avant de lui glisser à l’oreille, en eyldarin :

— Ne m’oublie pas, petite Terrienne !

Elle ramassa sa besace et partit d’un bon pas sur la piste sablonneuse avec la ferme intention de faire la route à pieds.

Il lui fallut exactement six minutes pour renoncer à sa résolution, précisément jusqu’au moment où un véhicule qui flottait avec un bruit de soufflerie s’arrête à sa hauteur et qu’une demi-douzaine de jeunes gens bronzés lui proposent de l’accompagner.

Elle accepta de se laisser déposer à la « croisée des mondes », le carrefour où la piste principale se séparait en une route sud, vers les plages de surf, et la route nord, qui menait à ce que les autochtones appelaient Colonia de Eyldares. Elle laissa derrière elle beaucoup de regrets – et des tentatives de dragues enthousiastes, mais maladroites – et repris la route.

La piste était ombragée, le sol encore légèrement humide d’une ondée matinale ; l’odeur des embruns se mêlaient à ceux de la jungle. La mi-journée arrivait et la chaleur commençait à se faire sentir ; Daeithil sourit, elle avait passé trop de temps dans le froid, que ce soit celui de son ancien royaume agonisant dans les glaces ou celui d’un sommeil multi-millénaire sans rêves.

Elle n’hésita pas longtemps à retirer ses sandales et sa tunique, parcourant les derniers kilomètres en embrassant toutes ces sensations. Elle le payerait sans doute un peu plus tard, mais rien que le suilekor ne pourrait corriger.

Sur une plage, un groupe mixte d’Atlani et de Terriens l’accueillit avec de l’eau fraîche et des fruits ; elle prit place sur leur petit voilier et, quelques temps plus tard, elle accostait au milieu d’une étrange communauté, moitié village côtier, moitié campement nomade, où plus personne ne se fatiguait à parler anglais galactique. Ni à être habillé, d’ailleurs.

Un Eylda vêtu de rien de plus que ses longues boucles noires l’accueillit sur la plage, déposant un léger baiser sur ses lèvres : « Lensil, Daeithil De Lleniel, je suis Anthil. Bienvenue à Copatalania, l’ambassadrice t’attend. »

La journée s’annonçait faste.

***

Arko reprit la route en direction du centre de la Ville libre de Copacabana et, plus précisément, du quartier éponyme. Manœuvrant la limousine comme un cornac monté sur un hippopotame sous amphétamines, il naviguait dans le trafic local avec l’aisance du pilote qui, tant qu’on ne lui tire pas dessus avec de l’armement lourd, considère que tout trajet est un peu des vacances.

Néanmoins, au bout de quelques kilomètres de route en silence – sans compter le bruit de fond radiophonique – il se décida à aborder le sujet qui fâche :

— Sérieux, la brouille ?

Le commentaire eut pour effet de tirer Kyoshi de sa rêverie.

— Quoi ?… Euh, non. Enfin, je ne pense pas. C’est plus quelque chose qu’elle m’a dit.

— « Ne m’oublie pas », un truc comme ça, non ?

— Tu… tu as entendu ?

Le Rowaan pointa ses oreilles tombantes en rigolant :

— Au moins qu’ces tas de poils ridicules servent à quelque chose. Ça et les cours d’eyldarin.

— Tu as pris des cours d’eyldarin, toi ?

— Longue histoire. C’est t’jours pratique quand on doit gérer la logistique en local. J’suis content d’voir qu’j’ai pas trop perdu.

Kyoshi hocha la tête. Il y eut un moment de silence, le temps qu’elle arrive à mettre en mots ce qu’elle ressassait depuis la fameuse phrase.

— Voila. J’ai peur que ce soit elle qui m’oublie. C’est une Eylwen qui a vécu plus de siècles que je n’ai d’années et qui s’est attachée à moi parce que je lui rappelle quelqu’un qu’elle a perdu il y a longtemps. Dans cinquante ans, je serai sans doute morte et elle n’aura pas changé d’un iota. Et…

Il y avait de la colère, dans sa voix, mais elle n’était là que pour masquer une peur plus profonde. Là, le masque tombait et Kyoshi tourna de nouveau la tête vers la mer. Arko attendit un moment que les reniflements cessent.

— Tu lui en as déjà parlé ?

— De quoi ?

— De c’que tu ressens.

— Bien sûr, mais parfois j’ai l’impression que je pourrais parler à un Siyan. Elle est tellement… différente. Je veux dire, j’ai connu des Eyldar, mais jamais des qui avaient tant vécu et il y a si longtemps.

— Et tu n’as jamais songé à lui demander c’qu’elle ressent, elle ?

Arko M’kraal, psychologue pour couples interculturels. Le Rowaan essaya de ne pas trop en rire.

***

La limousine dûment parquée près de la plage, Arko et Kyoshi remontèrent une des avenues qui menaient au cœur de Copacabana et, plus précisément, au Rose of Mars Pub. Pas tant pour une bière, ce d’autant plus que les frasques de la veille avaient laissé quelques traces dans les organismes, mais Kyoshi y avait un rendez-vous et Arko comptait en profiter pour faire quelques emplettes dans le quartier.

En ces heures plutôt creuses, Kyoshi, qui avait ses habitudes, n’eut qu’à faire un petit signe à Louis, le barman de service, pour pouvoir accéder à l’étage réservé aux loges. Elle entra dans la troisième et commença par claquer une bise vigoureuse à Lord Rinaldo, son mentor et père adoptif.

Même s’il était un des directeurs de la Rose de Mars – d’où son titre de Lord –, l’homme ne payait pas de mine : petite taille et carrure plutôt chétive, habillé d’un pantalon ample, t-shirt à la mode et sandales, il aurait aisément pu passer pour un touriste quadragénaire à la recherche d’une bière fraîche dans un des endroits emblématiques de la Ville libre. Sauf que ce genre de clients n’avaient que rarement leur place dans les salons privés.

Kyoshi, de son côté, avait fait un double effort vestimentaire, d’abord par sa recherche et ensuite par son classicisme. Certes, la minijupe tenait beaucoup de la ceinture large et certains de ses bijoux ne laissaient aucun doute à l’œil exercé quant à ses habitudes sexuelles, mais les bas à dentelles, la chemise brodée et le gilet étaient positivement sobres par rapport aux habitudes de la jeune femme.

— Petite mine, aujourd’hui. J’en conclus que les rumeurs d’une soirée agitée s’avèrent plutôt exactes.

Kyoshi rougit, ce qui amusa son vis-à-vis.

— Je ne savais pas que tu me faisais suivre.

— Kyoshi, voyons, comme si c’était mon genre ! Simplement, DQ sortait du Dark Club au moment de l’altercation.

DQ, autrement dit Lady Della Quera, grand-maître – autrement dit, chef – de la Rose de Mars. Kyoshi ignorait qu’elle avait ses entrées au Dark, même si ça ne l’étonnait pas. Le club avait une certaine réputation chez les férus d’occultisme et, si les quatre-cinquièmes étaient pour la galerie, il y avait une part non négligeable d’authentique.

— Je vois, grimaça-t-elle. Bon, je suppose que ça aurait pu être pire, elle aurait pu me croiser au Spartacus. Mais elle ne s’en serait peut-être pas vantée.

Rinaldo, un peu vieux jeu, piqua un fard à l’évocation de la grande boîte de nuit BDSM de la ville, mais ne put s’empêcher de rire.

— Sans doute que non.

— Au fait, tu l’as sorti d’où, cet Arko ?

— « La perle des gens de maison » ?

Kyoshi sourit à la référence cinématographique autant qu’au désastreux accent de son père, qui continua :

— Oh, cela fait quelques temps que nous l’employons comme exa, sur certaines missions. Excellent pilote, surtout pour les véhicules terrestres, un flair certain pour l’acquisition d’équipements sensibles et des compétences indéniables dans les situations où une saine violence est requise.

« Exa » pour external agent, un agent extérieur de la Rose de Mars ; un peu comme un mercenaire, mais pour des missions plus bizarres et mieux payées. Ça expliquait beaucoup de choses.

— Je vois le genre.

— Évitez juste les territoires highlanders, je crois que leurs services de police lui reprochent encore quelques frasques de jeunesse…

Connaissant les Rowaans, Kyoshi soupçonnait que les frasques en question étaient du genre soudaines et brutales. Rinaldo sortit plusieurs tirages photographiques et autres dossiers physiques de sa sacoche et les posa sur la table. La Rose de Mars se méfiait de l’informatique et avait pour habitude de faire des copies physiques de tout ce qui sortait de ses archives. On disait qu’elle consommait plus de papier que les presses du Libertad ! Ce qui était très exagéré : ils recyclaient beaucoup.

— Donc, nous avons eu une petite discussion avec nos honorables correspondants de Ringstadt, qui ont parlé à leurs contacts de Genève et de Lyon. En théorie, ce von Aa est dans une béchamel de qualité, seulement voilà : il a encore beaucoup d’amis – ou, à tout le moins, des obligés.

Kyoshi hocha la tête, tout en traduisant le jargon de l’organisation. L’affaire était donc passée par l’Advanced Mystification Police, une section de la Brigade territoriale européenne qui s’occupait des affaires plus ou moins occultes, puis, dans l’ordre, à la capitale européenne – sans doute les services diplomatiques – et au siège de la Brigade elle-même. Cheminement classique pour une affaire de ce calibre ; il manquait juste les Services secrets du Vatican ou MysteryNetwork au tableau.

— La Brigade territoriale a un dossier gros comme l’annuaire de Los Angeles sur les activités de Son Excellence, poursuivit Rinaldo, seulement l’administration semble freiner des quatre fers pour ce qui est d’une inculpation dans les règles. Du coup, von Aa a toujours le rang d’ambassadeur, sans portefeuille et, s’il est théoriquement assigné à résidence sur sol européen, rien ne l’empêche de prendre un vol officiel, de sauter dans une limousine de l’ambassade et se terrer sur sol européen.

— Puissants, les soutiens…

— La famille von Aa est très riche, liée à la Coopérative Düttweiler ; personne en Europe n’a envie d’avoir un scandale à grand spectacle impliquant un des États-cantons les plus prospères de la métropole. Mais il semble que la patience – pour éviter de parler de complaisance – des autorités européennes est en train d’atteindre ses limites et, d’après nos contacts, au prochain pet de travers, il tombe.

— Je vois. Je suppose qu’il n’y a pas d’aide à attendre de la part de nos autorités à nous ?

— Pas vraiment, mais si la flatulence venait à partir en biais sur le territoire de la Ville libre, elles seraient très heureuses d’offrir une cellule tout confort à Son Excellence, le temps que les Européens ne viennent en prendre livraison.

— C’est déjà ça.

— Ah, et il y a aussi ces trois invitations pour le vernissage de ce soir, avec les compliments du Ministère de la Culture.

— Super ! Par contre, on n’en aura besoin que de deux, je pense.

Lord Rinaldo leva un sourcil.

— Ah ? Tiens, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu ta, euh…

— Daeithil, se dépêcha de compléter Kyoshi, avant de devoir se lancer dans des explications longues et d’autant plus compliquées qu’elle avait du mal à définir sa relation autrement que par « partenaire de sexe »…

Elle continua :

— Non, elle est en train de chercher une autre approche, plus discrète, via l’ambassade eyldarin.

— Connaissant l’ambassadrice, je ne suis pas sûr que « plus discrète » soit le terme le plus approprié… Mais c’est une bonne idée, elle passera plus inaperçue avec d’autres Eyldar.

— Je ne suis pas sûr que « inaperçue » soit le terme le plus approprié, répliqua Kyoshi avec un sourire.

Il y eut un silence.

— Kyoshi, tu sais que je ne veux pas te brider, te juger ou quoi que ce soit. Et je sais aussi que ce qui t’es arrivé il y a quelques années t’a marquée durablement. Je… enfin, si tu as quelque chose à me dire, tu sais que tu peux.

Kyoshi soupira et regarda son père adoptif, se sentant redevenir l’ado qu’il avait alors recueilli. Elle soupira :

— On devrait commander à boire, ça risque d’être long.

***

Le soleil se couchait sur la terrasse où était assis – encore que « affalé » aurait été un terme plus exact – Arko. Il avait crapahuté des plombes, il était encore un peu naze, même après cinq cafés et trois jus d’orange-citron-gingembre-guarana. Son communicateur le notifia d’un simple message : « Commande prête ».

Parfait.

***

Lorsque Kyoshi ressortit de la loge, la nuit approchait et son communicateur commença immédiatement à hurler, comme trop longtemps contenu par les champs d’intimité de la loge : douze messages texte qui ne faisaient aucun sens, deux vidéos abominablement mal cadrées (ou bien, si on considère qu’un nombril ou un téton en très gros plan soient dignes d’intérêt), plus six messages vocaux interrompus au milieu d’une phrase.

Elle rejoint Arko, qui dégustait la Republican Stout maison au bar.

— Bonne journée ?

— Longue, mais pas mal. Par contre, Daeithil a toujours autant de mal avec la technologie.

Le Rowaan regarda l’écran holo :

— Ou alors y’a un message subliminal…

— C’est une Eylwen, il y a toujours des sous-entendus sexuels. Par contre, je crois qu’elle veut dire qu’elle sera au vernissage avec la délégation eyldarin.

— Cool. Ça nous laisse un peu d’temps pour nous préparer.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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