Kyoshi avançait dans les ténèbres. L’air était frais, sec, mais elle ne sentait pas vraiment le froid sur sa peau nue.
Ce n’est qu’un rêve, se dit-elle.
En es-tu bien sûre ?, répondit un murmure qui avait sa voix.
Elle s’arrêta. Dans la demi-pénombre, elle se tenait devant un mur d’eau. Une eau lisse, comme un miroir. Mais celle qui se reflétait n’était pas Kyoshi.
Elle faillit éclater de rire en voyant sa tenue : une tunique courte, chatoyant camaïeu de bleus et de verts saturés, qui rappelait un yukata court, mais avec une coupe indéniablement eyldarin. Daeithil avait insisté pour mander une tailleuse, qui avait passé quelque temps à jouer avec son anatomie sous prétexte de mesures et était revenue le soir même avec la tunique et une paire de mules assorties. Les essayages avaient duré beaucoup plus longtemps que prévu.
Malgré tous ses efforts, elle n’avait pas réussi à détester le résultat, mais il avait éveillé en elle un malaise qui la tenaillait depuis…
Depuis qu’elle avait croisé la route de Daeithil, en fait.
Et les dernières péripéties n’avaient rien arrangé à l’affaire. Elle avait certes récupéré sa tenue et ses multiples piercings, mais il n’y avait personne sur la station capable de replacer les plus spéciaux.
Elle sentait son identité lui échapper. Non, pas son identité, réellement : plutôt ses certitudes à ce sujet.
En face d’elle, l’image se dédoubla. Une fois, puis deux.
Il y avait là la sage Kyoshi Kerensky, tout juste sortie de l’université, avec en poche une maîtrise en science criminelle et un stage de détective privée dans un prestigieux bureau de la place. Jupe plissée tombant au-dessus du genou, chemisier virginal en dentelle, gilet et escarpins. Et, dans le regard, un mélange de naïveté et d’enthousiasme.
Comme en symétrie, Ai Amano se tenait, juchée sur des talons stratosphériques, dans sa robe de soirée parisienne couleur de nuit au subtil harnachement, contrastant avec la pâleur de son teint et une perruque bleue azur. Attitude contrôlée, entre soumission totale et domination discrète.
Elle resta interdite, frappée par l’horizon que représentaient ces trois versions d’elle-même. Elle avait bien sûr eu l’occasion de se voir ; les vidéos des différentes périodes de sa vie ne manquaient pas, mais la scène avait une qualité surréaliste. Elle aurait pu toucher ses doubles et, d’ailleurs, ces derniers donnaient l’impression d’être conscients de la présence des autres et de jouer un jeu de séduction troublant.
Un instant, Kyoshi se demanda si elle n’allait pas assister à un plan à trois – voire à quatre – avec ses propres incarnations.
— Ce serait amusant.
La voix de Daeithil se glissa dans son oreille en même temps que ses mains se posèrent sur ses épaules et glissèrent sur sa gorge en une étreinte tendre. Kyoshi sentit sa présence. Dans mon rêve ?
— Toi ? Mais ?…
— Kyoshi-sama, si tu voulais me laisser en dehors de tes fantasmes, il ne fallait pas rêver si fort.
Elle ponctua sa remarque par un sourire et déposa un baiser sur ses lèvres.
— Je… je ne suis pas certaine que ce soit un rêve, Daelindil.
— Pas un rêve habituel, en tout cas. Les derniers jours ont été difficiles pour nous deux, mais plus pour toi que pour moi. Tu t’es retrouvée sans défenses, projetée dans un monde que tu ne comprends pas très bien, tu as dû abandonner ce qui fait ton identité. Tu as dû tuer. Ça n’est jamais… enfin, j’espère pour toi que ça ne sera jamais banal.
Le regard de Kyoshi se perdit dans celui de Daeithil. Elle comprit à demi-mots.
— Comme toi, murmura-t-elle.
— Regarde, répondit l’eylwen.
La Terrienne se retourna, suivant le regard de sa compagne.
Derrière chacun de ses reflets se tenait autant de versions différentes de Daeithil. Il y avait là une jeune eylwen, au visage émacié et terrifié, habillée de haillons. Puis la même, dans une tenue qui évoquait un rôle religieux, une longue robe aux motifs élaborés et aux échancrures redoutablement évocatrices, avec une sorte de long sceptre à la main. Enfin, une variante régalienne, couronnée, dans une tenue de cour dont la sobriété n’effaçait pas la fonction.
— Moi aussi je fus plurielle.
Kyoshi ouvrit les yeux sur une chambre plongée dans une semi-pénombre. Elle était seule au milieu de la grande couche. Mais pas dans le bungalow.
***
— Lensil, Kyoshi. Jus de fruits ?
Elle accepta avec reconnaissance le bol de céramique que lui tendait Kerwir. Il n’y avait guère que cela entre la physionomie athlétique de l’atalen et celle de Kyoshi, qui avait renoncé à s’habiller en sortant de la salle d’eau. En d’autres temps, elle en aurait sans doute profité, mais elle avait autre chose à l’esprit.
— As-tu vu Daeithil ?
— Elle m’a dit que tu la trouverais dans le bassin aux noisetiers.
Kyoshi sourit. Elles aimaient cet endroit à l’écart des regards.
— Merci, je vais l’y rejoindre.
Elle hésita quelques instants avant de sortir sans vêtements, puis admit que si c’était pour les retirer dans moins d’une minute, ce n’était pas la peine. Et ce n’est pas comme si les Ombres qui assuraient la garde autour des lieux n’avaient pas déjà vu d’elle tout ce qu’il y avait à voir, et plus encore.
Elle rejoint le bassin ; Daeithil y somnolait, flottant entre deux eaux et ouvrit les yeux à son arrivée.
— Lensil, Kyosiendil.
— Lensil, Daelindil, répondit-elle avec un sourire pour la déclinaison affective de son nom.
— As-tu décidé qui tu seras ?
— Et toi ?, répondit-elle en prenant une pose de défi.
Daeithil se redressa dans le bassin, l’invitant du geste à la rejoindre. La Terrienne ne se fit pas prier et rejoint sa compagne pour une étreinte ponctuée par un long baiser.
— Ce n’est pas une réponse, dit l’eylwen avec un sourire.
— Moi ça me va bien, répondit-elle en rescellant ses lèvres aux siennes.
— Tu sais que notre avenir commun sera bref.
— Je le sais. Au pire, je vieillirai et je mourrai. Je ne sais pas si je veux te…
— Shh… tu n’es pas la première personne que je verrais vieillir et mourir. Et même cela n’est pas certain. Et puis tout le monde vieillit, même moi.
Elle lui renvoya les images de ses alter-égos et Kyoshi vit les subtils changements entre l’enfant des rues, la reine et l’actuelle Daeithil. Elle respira un grand coup.
— Je… je ne peux pas devenir celle que tu vois en moi. Je ne le peux pas, je ne le veux pas et… tu ne le veux pas non plus.
— Non.
— Alors nous serons ce que nous serons.
— Elle est amusante, je crois que je l’aime déjà.
Kyoshi sursauta et se retourna pour voir une eylwen aux cheveux blonds bouclés, assise sur le bord du bassin, les regarder avec beaucoup d’amusement.
— Ah, Kyoshi, je te présente Hiriel Galadril. Elle nous accompagnera sur le voyage vers Ardanya.
Cette histoire est également disponible sur les plateformes Wattpad, Scribay et Atramenta. Elle est publiée sous licence Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA). Si vous souhaitez me soutenir, vous pouvez me faire des micro-dons sur Flattr, sur Liberapay, sur MyTip ou sur uTip (si vous n’avez pas de sous, uTip propose également de visionner des pubs). Je suis également présent sur Tipeee pour des soutiens sur la longue durée.
