Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 9

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 9

Cet article est le numéro 10 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 1

Dominic avait mis peu de temps avant de se mettre à table. Daeithil et Kyoshi étaient passées en mode gentille fille/méchante fille, pendant que les gardes se tordaient de rire dans un coin, et l’assistant avait joué poliment le jeu avant de décréter que son honneur était sauf et tout déballer. De toute façon, Kyoshi l’avait quasi-instinctivement sondé, ce qui fait qu’elle connaissait les réponses aux questions avant lui. Daeithil, qui avait remarqué la chose, lui fit les gros yeux.

C’était effectivement lui qui avait accepté de faire sortir les ouvrages de la chambre forte, les remplaçant par des copies. La commanditaire lui avait fait miroiter une solide quantité de mallin en échange de sa collaboration, ajouté de quelques soirées en tête-à-tête – qu’il attendait toujours. Le bellâtre mal réveillé avait de plus donné un nom : Natacha Sulmanskaya. Kyoshi n’avait eu aucun mal à extorquer au réseau universitaire le lieu de villégiature de la demoiselle.

Le bâtiment avait connu des jours meilleurs ; en fait, même le souvenir de ces jours meilleurs avait connu des jours meilleurs. Il s’agissait d’une vieille bâtisse terne, à la limite du quartier étudiant, qui ressemblait à une usine mal reconvertie, dans un style néo-industrialiste terrien. Le système d’information universitaire apprit à Kyoshi que le bâtiment avait été construit vers 2114, d’abord comme laboratoire semi-privé pour un projet de recherche avec la Lebanese Petrochemicals, qui ensuite avait coulé, laissant un trou de quelques milliards de shekelim dans le paysage et un bâtiment à peine terminé sur Eokard. Ce qui lui confirma que c’était le genre d’immeuble parfait pour monter des opérations semi-légales : plus honnête qu’un squat, mais avec un bon gros flou juridique propre à faciliter l’anonymat et à égarer les autorités locales.

Les gardes étaient partisans d’appeler des renforts, mais Kyoshi pressentait une urgence et Daeithil était aussi d’avis qu’après tout le tintouin qui avait été fait autour de ces archives, il devenait urgent d’agir. En routière avisée et aguerrie de ce genre d’opération, Kyoshi dépêcha deux des gardes à l’arrière, en laissa un à la porte d’entrée, et embarqua le dernier pour les accompagner jusqu’à l’appartement, Daeithil et elle.

Le plus silencieusement possible, le trio monta l’escalier lépreux qui menait à l’appartement des présumés booknappeurs. Daeithil avait dégainé son épée, ce qui avait fait sourciller le garde – qui n’était qu’un étudiant –, et Kyoshi avait préparé son révolver monstrueux, qui l’inquiétait beaucoup plus. Lui-même n’était équipé que d’un fusil neutralisateur, il se sentait un peu petit-bras dans la bagarre.

Ils arrivèrent sur le palier dans le plus parfait silence ; il n’y avait qu’une seule porte, qu’ils regardèrent un moment. Sans doute pour les punir de la fixer aussi intensément, elle s’ouvrit. En face d’eux, trois garçons et une fille, à l’air ahuri, les regardèrent, les bras chargés de bagages.

Il y avait sur le pas de la porte, face à Kyoshi et à Daeithil, Tatiana Seremenskova, Yuri Prichkine, Vladimir Borczwicz et Lissenko Vassarienkov. Tous les quatre avaient fait leurs études ensemble, à l’Académie des Sciences de Leningrad, avant de s’en faire virer pour détournement de matériel (notamment un char lourd, qu’une malencontreuse fausse manœuvre avait envoyé au fond du lac Ladoga).

Spécialistes en robotique et programmation et grand amateurs de coups foireux, ils avaient utilisé les ressources de l’université pour des raids sur les réserves de la cantine, puis sur le bar personnel du Recteur, ce qui avait été diversement apprécié. Depuis, ils s’étaient auto-intitulés les « Leningrad Robot Masters » et traînaient leur savoir-faire et leurs bricolages à base de technologie paramilitaire soviétique un peu partout dans l’espace terrien.

Mais ça, les deux filles ne l’apprirent que bien plus tard. Sur le moment, elles et leur garde étaient face à quatre individus à l’air slave prononcé, engoncé dans des équivalents soviétiques de costumes de ville (polystyrène, coupe aléatoire en retard de vingt ans, faux plis montés d’usine et couleurs douteuses) et porteurs de valises renforcées qui auraient donné du fil à retordre à un rouleau compresseur.

La situation historique ressembla bien vite à un élastique sur lequel on aurait trop tiré : tension extrême, puis rupture. Kyoshi fit un pas en avant et manqua de se prendre la porte dans la figure. Vexée, elle recula de deux mètres et colla une balle dans la serrure.

Le manuel d’utilisation du NCC Gauss Mod. 19 est pourtant formel sur ce point : Ne pas utiliser en intérieur !

Le champ magnétique claqua tous les éclairages et une bonne partie du réseau électrique alentours, tandis que les champs de force personnels faisaient de l’auto-allumage. De plus, l’impact de la balle de 20 mm, tirée à 5 000 km/h à bout portant dans une porte en bois massif et ferrures diverses, fit l’effet d’une bombe, tant au niveau structurel de la porte qu’au niveau sonore.

À l’intérieur de l’appartement, c’était une belle panique. Le groupe reflua en désordre vers la sortie de secours, avant de s’apercevoir qu’elle était aussi surveillée. Ce fut à ce moment-là que la porte explosa. La seule à avoir un réflexe sensé dans cette histoire fut Tatiana. Elle ouvrit une de ses malles et lança un bref ordre en slave :

Zashchita !

***

Kyoshi entra dans l’appartement, révolver au poing et oreilles bourdonnantes. Daeithil la suivit, à moitié sourde. Le vestibule battait tous les records de quelconque, avec une petite touche de décrépitude domestique pour faire original. La porte du fond était fermée et Daeithil craint un instant que Kyoshi ne remette une deuxième couche de bang, histoire que le quartier comprenne qu’elle ne plaisantait pas. Mais contre toute attente, elle se plaqua contre le mur, à côté de la porte.

La détective se concentra, laissant sa conscience vaguer par delà les obstacles physiques. Elle ne sentit pas de menace immédiate : les quatre semblaient même vouloir filer par ce qui semblait être l’escalier de secours. L’image mentale était floue, mais Kyoshi capta l’idée de fuite précipitée ; l’absence de sentiments de haine ou de vengeance la laissa penser que la porte n’était peut-être pas piégée. Elle l’ouvrit.

Kyoshi et Daeithil virent la pièce principale, là encore d’une banalité affligeante. Au sol se trouvaient comme des débris de métal de petite taille ; plus des éclats, en fait. Daeithil eut à peine le temps de se dire que tout cela lui rappelait quelque chose, les débris de métal commencèrent doucement à s’élever, comme autant de papillons. Un instant fascinées, les deux filles se reprirent et, ensemble, mirent un pied dans la pièce. C’était une mauvaise idée.

L’instant d’après, elles se trouvèrent au cœur d’une nuée métallique. Daeithil, aveuglée et affolée, commença à donner des grands coups d’épée dans le vide. Si les modules volants s’en accommodèrent très bien, le décor apprécia moins. Kyoshi aussi, qui sentit le souffle de la lame un peu trop près de son scalp pour être réellement rassurée. Le garde qui les accompagnait était resté un instant interdit devant le spectacle puis, écoutant son courage plutôt que son cerveau, il se lança dans la nuée dans l’espoir vain d’en sortir Kyoshi, Daeithil, voire les deux. Au total, il fut pris aussi dans la tourmente.

Ils avaient l’impression d’être dans un croisement sauvage entre un kaléidoscope et un mixer. Ils n’y voyaient rien et se cognaient aux uns et aux autres, ainsi qu’aux meubles et aux parois. De plus, sans être à proprement parler aiguisées, les ailes des modules étaient fines et tranchantes et, surtout, elles se moquaient bien des écrans défensifs, lacérant peau et vêtements.

Kyoshi tira deux coups de plus, vers le plafond, plus par dépit que par réel souci d’efficacité, ce qui fit descendre un lustre qui était déjà fort moche avant l’impact et quelques kilos de béton. Elle eut néanmoins la surprise de constater un éclaircissement de la nuée autour d’elle. Elle eut comme un éclair : à tâtons, elle retira le chargeur de son arme et débloqua la sécurité interne. Puis elle appuya sur la gâchette. Une fois, deux fois, trois fois…

À chaque déclenchement, le puissant champ magnétique grillait les petits cerveaux de quelques dizaines de modules ; le garde, qui avait entretemps ramassé une édition dominicale de la Nova Pravda, s’employait à faire la chasse au moustique robotisée, imitée en cela par Daeithil, qui agitait frénétiquement sa blouse.

En quelques minutes, la pièce fut nettoyée. Pendant ce temps, les roboticiens avaient pu neutraliser les gardes de derrière – principalement en leur faisant choir une de leur valise sur la coloquinte – et s’étaient volatilisés, laissant derrière eux une bonne partie de leur matériel. Alertée par les bruits de guerre civile, la milice arriva, découvrit un appartement ravagé et trois personnes ensanglantées dans des vêtements lacérés.

Les explications furent longues et pénibles.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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