Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 10

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde: Livre 2, chapitre 10

Cet article est le numéro 11 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 2

Le bac de Pepe était une de ces institutions cachées de Copacabana, connu des seuls habitants d’un quartier donné et rarement mentionné dans les guides touristiques. Fondé par un réfugié scandinave du nom de Perolof Jansen, il reliait plusieurs points entre Rio Norde et Ilha de Gobernador depuis 2087 ; s’il était plutôt prévu pour des passagers, il avait également la capacité d’embarquer un ou deux véhicules.

Samuel Gowa, le pilote de quart ce soir, avait été prévenu qu’il s’agissait d’un trajet spécial, devant partir au plus vite pour le débarcadère de Cambembe. Le paiement avait été dûment reconnu ; à première vue, tout allait bien.

Il eut néanmoins la surprise de voir débouler une décapotable passablement cabossée, lancée à grande vitesse sur le ponton. L’engin pila juste au bord de son navire, un Rowaan passa la tête par-dessus le pare-brise et hurla :

— C’est Arko ! Permission d’monter à bord, cap’taine ?

Samuel abaissa la passerelle et la limousine sauta presque à bord.

— ¡ Vamos ! Y’a urgence.

Le pilote s’affaira à la barre ; ils avaient beau être entre deux îles, les restes de l’orage agitaient les flots. Il valait mieux être prudent, urgence ou pas.

Il eut cependant beaucoup de mal à ne pas regarder ce qui se déroulait sur le pont : d’une part, la décapotable avait visiblement roulé sous la pluie, pendant suffisamment longtemps pour qu’un petit raz-de-marée surgisse de l’habitacle une fois les portières ouvertes. Le Rowaan s’affairait à en remettre le toit, qui semblait faussé.

Mais cette activité n’était rien au regard des deux passagères, qui se débarrassèrent sans cérémonie de leurs tenues de soirée détrempées, pour revêtir des vêtements plus pratiques (et plus secs), sortis du coffre de la voiture. Samuel avait beau avoir une petite soixantaine d’années, l’expérience de deux mariages et, l’âge venant, un intérêt croissant pour la plastique masculine, le spectacle faillit lui faire manquer l’appontage.

Le bac heurta le débarcadère un peu brusquement, mais ses clients ne lui en tinrent pas particulièrement rigueur : ils devaient avoir un avion à prendre, ou quelque chose comme ça.

***

Tout était conforme aux repérages : le petit parking discret non loin du rivage, le talus couvert d’herbes folles, le trou dans le grillage et, en vue de la piste, la petite cabane semi-enterrée. L’endroit parfait. Bon, si l’on exceptait que les herbes étaient détrempées par la pluie et que tout ce crapahutage avec une caisse de vingt kilos n’était pas vraiment une partie de plaisir.

Kalarin, dans sa combinaison aux tons de nuit, observait le tarmac pendant qu’Anthil, qui arborait un accoutrement similaire, s’évertuait à déballer le matériel.

— Ils ont tout embarqué, les objectifs sont à bord. Le pilote a lancé les moteurs…

— Excellent. Je suis prêt.

Anthil épaula le lance-roquette.

— Tu sais vraiment te servir de cet engin ?

Kalarin n’était vraiment pas habitué à ce genre d’opération. Il n’avait accepté que parce qu’Anthil avait insisté – et promis des délices inédites. Ce dernier lui lança un clin d’œil :

— Dix ans sur Trian au moment de l’invasion highlander, ça fait des merveilles pour l’éducation post-universitaire.

Il dirigea la visée vers l’appareil – optique seulement ; il n’allumerait les systèmes de guidage qu’au dernier moment.

— Dis, c’est normal qu’il fasse ce genre de bruit ?

— Quel bruit ?

C’est le moment que choisit leur cabane pour exploser.

***

— Vite ! Ils vont décoller !

L’oreille collée sur les fréquences de la Condor, Kyoshi trépignait.

— J’fais c’que j’peux ! Accrochez-vous les filles, ça va tanguer !

Lancée à pleine vitesse, la voiture s’engagea sur le talus qui bordait la clôture de la piste. Dans un quadruple hurlement – Rowaan, Eylwen, Alphanne et moteur — elle la franchit avec l’élégance d’une vache catapultée, éparpillant les rouleaux de barbelés au sommet. Elle rebondit une première fois, franchit un autre talus, pulvérisa au passage un abri de bois pourri et fila vers la piste, où le jet suborbital prenait de la vitesse.

— Meeeerde !

— Fais quelque chose, sinon ça va être trop tard !

— Quoi ? Je ne vais quand même pas lui tirer dessus ?

À ce moment, trois roquettes passèrent au-dessus de leur tête, fonçant vers l’avion.

***

Au milieu des poutres brisées, Kalarin se relevait péniblement. À côté de lui, Anthil était conscient, en apparence indemne, mais il peinait à se dépêtrer de sous les débris de la cabane.

— Vite. L’avion…

L’Eylda regarda son compagnon, déglutit et empoigna le lourd appareil, qui avait l’air intact. Le fonctionnement était heureusement simple, un peu comme les jeux numériques qui amusaient tant les jeunes Terriens : pointer, viser, appuyer sur le bouton quand la lumière devenait verte.

Avec autant de feulements infernaux, trois roquettes jaillirent. Surpris, Kalarin laissa tomber le lanceur, qui commençait à émettre un sifflement inquiétant. Une voix synthétique se fit entendre, en anglais galactique :

— Attention : munition bloquée dans le lanceur. Niveau : critique. Suggestion : respecter une distance de deux cents mètres et appeler le support technique de Deathtoll Weapons America au…

Les deux Eyldar se regardèrent et lâchèrent de concert un juron bien senti.

***

Arko arrêta la voiture et tout le monde regarda avec angoisse les trois projectiles se rapprocher dangereusement de leur cible. Fort heureusement, l’appareil était un avion officiel de la Confédération et, de fait, doté de pilotes compétents et de contre-mesures : il infléchit brusquement son vol, alluma la post-combustion et lâcha une série de leurres.

Les roquettes s’y laissèrent prendre et explosèrent à une distance inoffensive. Seule Daeithil perçut la quatrième explosion – ou plutôt les ondes de panique qui émanaient de ses parages immédiats. Elle crut voir deux silhouettes s’enfuir sur fond de flammes, avant que les véhicules de la sécurité de l’aéroport ne déboulent, chargés de gens armés et pas contents.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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