Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 10

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 10

Cet article est le numéro 10 d'une série de 12 intitulée Erdorin, Livre 4

Aenar flottait. Assommé par le combat entre la douleur et les analgésiques, il oscillait entre conscience vaseuse et sommeil agité. Plusieurs fois, les images de son combat contre le rowaan lui revenaient en tête, comme un rêve de fièvre accroché à son entendement.

Il ouvrit soudainement les yeux et se retrouva face à un mufle velu et un regard agacé.

— Aaaah !

— Ah, t’es réveillé ? Bon, pas grave, j’ai fini. Alors tu la fermes, sinon j’t’en recolle une. Pigé ?

Aenar hocha la tête.

Le rowaan ramassa le communicateur qui traînait sur la table.

— Bon, j’t’emprunte c’truc, t’en as moins b’soin qu’moi. Allez, tchô !

Terrifié, Aenar regarda celui qui était littéralement son pire cauchemar sortir de la salle de contrôle et verrouiller la lourde porte derrière lui. Il lui fallut deux bonnes minutes pour reprendre un rythme de respiration normal. Puis, il fouilla frénétiquement dans son sac pour trouver son communicateur de secours.

***

— Bon, on fait quoi ? Kerwir était nerveux, mais semblait avoir repris un peu de contrôle.

— Combien sont-ils ?, demanda Lyrin à Kyoshi.

— Trois, peut-être plus. Mais ils sont prévenus qu’il y a de l’opposition, ils sont méfiants.

L’eylwen stellaire grimaça.

— Oublions l’effet de surprise et la confrontation ! Nous n’avons pas d’équipement pour ça, à part les quelques lames en céramique qui ont survécu.

— D’autant qu’il me semble qu’ils ont des caloviseurs, ajouta Daeithil.

— Des quoi ?

— Des détecteurs thermographiques, traduisit Kyoshi, qui commençait à avoir une certaine habitude des tournures de phrases archaïques de sa compagne.

— Ça signifie qu’ils peuvent nous suivre à la trace, compléta Eithar.

— P… pas sûr, dit Meriel, d’une voix mal assurée. Elle fit apparaître une carte schématique.

Les sept regardèrent le schéma et le chemin que l’eylwen blessée traçait d’un doigt mal assuré.

Lyrin hocha la tête. « Pas idéal, mais faisable. Tu penses y arriver, Meriel ? »

— Pas sans… sans aide, mais oui.

— OK, mais on fait quoi des trois oiseaux ?, demanda Kyoshi en montrant du pouce les trois mercenaires ligotés.

— Oh, dit Eithar, il me semble qu’il me reste quelques réserves d’huile de massage…

***

— Contact perdu, confirma Falstaff.

Ethenar embrassa du regard la clairière. Thiril, Maryam et Beragh étaient attachés à un tronc d’arbre ; « empaquetés » était un terme plus juste : le réseau de liens qui les retenait était étonnement dense et… artistique ?

Il rabattit sa capuche en arrière en grommelant des imprécations inaudibles et s’avança vers les prisonniers, sans accorder de regard au corps allongé dans une mare de sang. Il lui fallut plusieurs coupes avec sa dague en céramique pour arriver à bout des liens et ses trois collègues s’effondrèrent au sol, avec un trio de soupirs las.

— Thiril, statut ?

— Je… chef ?… ils m’ont…

— Drogués. Oui, je sais. Vue ta tolérance habituelle à la thyrène, tu es la seule à pouvoir parler, alors statut, tonnerre !

Thiril peina à s’asseoir contre le tronc. Ethenar lui tendit une gourde souple, qu’elle vida à grands traits.

— L’objectif a reçu du renfort. Cinq… Entraînés, mais… pas d’équipement. Thergen est…

— J’ai vu. Où sont-ils ?

— Je ne sais pas. Ils cherchaient… communicateur…

— Ils cherchaient un communicateur ?

— Non… ils cherchaient à contacter quelqu’un.

Ethenar réfléchit à pleine vitesse. Le dernier message de Thergen mentionnait des stellaires en train de s’amuser autour d’une mare. Mais entraînés au combat au point de maîtriser, sans armes, quatre mercenaires aguerris, armés et invisibles, ça semblait beaucoup. Soit il s’agissait d’une équipe concurrente, soit des Ombres.

Dans tous les cas, c’était mauvais signe. À sept contre huit – il ne comptait pas sur les trois guignols des soutes – et sans l’effet de surprise, la situation devenait critique. Si les deux furies faisaient la jonction avec leur garde du corps, ça allait devenir ingérable.

À moins de…

— Équipes deux et trois : on décroche. Rendez-vous au point de ralliement !

***

Jargis appliqua l’autodiffuseur à la base du cou de Lessir sans douceur excessive. La micro-aiguille se déploya en expédia quelques millilitres de stimulants dans le sang de l’atalen inconscient. Il se réveilla brusquement avec une inspiration de noyé en pleine panique.

— Bon, dit-elle sans attendre. Tu as trois minutes pour être opérationnel, après on part à la chasse au rowaan.

Elle ponctua sa déclaration en lui lançant son neutralisateur, elle-même ayant récupéré un fusil terrien anti-émeute.

— Je…

— Et pas d’excuses, ce n’est pas le moment ! De toute manière, je n’ai plus que toi sous la main, Aenar s’est fait enfermer dans la salle de contrôle. Et, de toute manière, il est trop abîmé pour nous être utile à quoi que ce soit.

Lessir se redressa difficilement. L’impact du paralyseur sur sa cuisse était encore douloureux, comme un reste de crampe non soigné.

— Les autres ?

— Pas de nouvelles, mais s’ils apprennent qu’on a laissé échapper ce type, on va la sentir passer !

Il hocha la tête, autant pour approuver que pour essayer de rétablir un semblant de vision binoculaire. Pour le moment, il avait plutôt l’impression qu’un chirurgien taquin lui avait greffé des yeux de mouche qui fragmentaient son champ de vision. Il but quelques lampées à sa gourde, puis agrippa le neutralisateur.

— En chasse !

***

Kyoshi émergea au milieu d’une cuve étroite, dans une grande pièce artificielle à l’atmosphère, chaude, humide et pestilentielle. Elle ne perdit pas de temps à râler sur les conditions locales, d’abord parce qu’elle était seule et, ensuite, parce que les témoins potentiels de sa mauvaise humeur attendaient de pouvoir eux aussi émerger.

Wayran sortit en deuxième, observant les alentours.

— C’est bien la salle de décantage.

— Ouf.

Les autres arrivaient, chacun à quelques secondes d’intervalle, et les deux les aidèrent à sortir. Ils avaient nagé en apnée pendant de longues minutes et tout le monde, même les experts en suilekor, était à la limite de capacité pulmonaire. Meriel, qui avait été mi-portée, mi-tractée par Daeithil et Kerwir, était à moitié inconsciente ; son pansement était d’un rouge suintant et elle marmonnait des paroles sans suite.

Tout le monde était à peu près nu et dégoulinant d’une eau vaseuse ; les Ombres avaient à peine eu le temps de ramasser quelques affaires dans deux sacs étanches et ils s’étaient concentrés sur l’essentiel – ce qui n’incluait pas les vêtements.

Une fois tout le monde à l’air libre – quoique sanieux – Wayran conjura le plan tracé par Meriel et l’étudia rapidement.

— Bien ! Il y a une issue de service de l’autre côté de cette salle, avec un accès vers des vestiaires et une salle d’eau. On devrait pouvoir s’y nettoyer rapidement et, avec un peu de chance, trouver quelques combinaisons.

— Et trouver un coin sec pour que je m’occupe de ce satané communicateur !, râla Kyoshi.

— Il y a un atelier un peu plus loin.

— OK, alors go !

Kerwir embarqua Meriel sur ses épaules et le petit groupe se remit en marche.

La salle d’eau était heureusement déserte, ce qui évita des discussions compliquées. En théorie, aucun d’entre eux n’était censé se trouver dans cette partie des entrailles du vaisseau – quelque chose comme ses intestins, d’ailleurs, puisque que c’était dans cette section qu’étaient recyclées les eaux usées. Comme prévu, elle était agrémentée d’un vestiaire, lui aussi vide.

Tout au plus purent-ils trouver deux combinaisons de travail, mais qui n’allait vraiment à aucun d’entre eux, et une micro-tisseuse qui leur permit de confectionner rapidement des sous-vêtements, plus pour éviter que des bouts sensibles se coincent dans des éléments mécaniques que pour la pudeur – concept que seule Kyoshi comprenait.

Cette dernière put enfin s’atteler à la tâche de déverrouiller le communicateur de Vik. Fort heureusement, Lyrin avait quelques outils de piratage dans son propre communicateur et, après une bonne demi-heure de bataille ponctuée par une variété assez impressionnante de gros mots en sept ou huit langues différentes, elles eurent enfin gain de cause.

Dans le même temps, pendant que Kerwir repérait les alentours, Daeithil, Weyran et Eithar veillaient Meriel, tout en tenant un conseil de guerre.

— Bon, il nous reste quoi, sept, huit adversaires ?, demanda Weyran.

— De ce que j’ai compris, ils étaient douze au départ, corrigea Daeithil. Nous avons éliminé la masseuse et le chef de l’équipe de la clairière et nous pouvons estimer que les trois autres combattants de ce groupe sont hors de combat pour quelque temps temps encore. Restent donc, au mieux, sept combattants, plus trois acolytes qu’ils tiennent en piètre estime, mais que nous devrions pas sous-estimer non plus.

— Et nous sommes sept.

— Ne comptez pas trop sur moi, soupira Meriel. Ils avaient pu trouver des analgésiques dans une trousse de premiers soins, mais c’était un pis-aller au vu de la gravité de sa blessure.

— Peut-on embrigader la milice du bord ?, demanda Daeithil.

Eithar grimaça : « En théorie, peut-être, mais je ne suis pas très enthousiaste à faire appel à eux. D’une part, nous n’avons d’autorité réelle à bord de ce vaisseau. D’autre part, nous avons affaire à des combattants professionnels, qui n’hésitent pas à tuer, et eux ont une formation rudimentaire, tout juste suffisante pour maîtriser des clients remuants. »

— Ils ont néanmoins deux choses que nous n’avons pas : le nombre et l’équipement.

— Et nous devons retrouver ton collègue, le rowaan, ajouta Weyran. L’idée de revoir le garde du corps ne le réjouissait pas particulièrement, mais un combattant aguerri dans leurs rangs ne serait pas de trop.

— Je… je peux contacter la milice.

Le trio regarda Meriel, qui avait repris quelques couleurs. Elle continua :

— Je ne vous serai d’aucune utilité dans mon état, mais si je contacte la milice et que je leur explique la situation, ils pourront vous aider.

Eithar lui pris la main : « Meriendil, je ne peux pas te laisser seule… »

— Kerwir viendra avec moi. Au besoin, il peut me porter et je crois qu’il n’a pas envie de se retrouver en combat de sitôt.

Un silence retomba dans le vestiaire, ponctué par un « Aha ! » triomphant venant de l’atelier au bout du couloir.

***

Arko avançait prudemment dans la soute, entre les containers. Une dizaine de scènes similaires tirées de ses médias préférés lui revinrent en tête – ainsi que quelques expériences personnelles. Toutes impliquaient, à un moment ou à un autre, une embuscade. Ce qui l’arrangeait moyennement : il n’avait pas réussi à récupérer une autre arme que son paralysant, qui ne fonctionnait qu’au contact. Face à un nombre indéterminé d’adversaires armés et potentiellement invisibles, il se sentait quelque peu inadéquat.

Ça ne l’avait jamais arrêté avant et ça ne l’arrêterait pas aujourd’hui, mais disons que ça le ralentissait. Peut-être était-ce ça, la prudence ?

Une chose était certaine : il n’était pas seul. Il avait distinctement entendu un éclat de voix – ce qui signifiait au moins une autre personne – à moins de tomber sur quelqu’un qui parlerait tout seul. Et, sans surprise, au détour d’une travée, il vit au loin deux silhouettes armées qui avançaient prudemment. Il se plaqua immédiatement derrière le coin et attendit. Avec un peu de chance, ils ne l’avaient pas entend–

— ARKO !

Le son explosa dans son oreille et, par bête réflexe, le rowaan lâcha un cri de surprise. Au-dessus de la voix ridiculement amplifiée de Kyoshi, il entendit un lointain, mais très caractéristique « Il est là ! » annonçant une multiplication immédiate des emmerdes.

***

Daeithil entra dans l’atelier pour retrouver Lyrin et Kyoshi. Cette dernière jetait un œil interloqué au communicateur.

— Tu as des nouvelles d’Arko ?

— Euh… il a raccroché. Je crois qu’il a dit qu’il appellerait plus tard, mais c’était confus. Il doit avoir des ennuis.

— Nous avons tous des ennuis, soupira Daeithil.

Elle résuma rapidement la discussion avec les autres Ombres. La Terrienne acquiesça.

— C’est probablement la meilleure chose à faire. De notre côté, il faut retrouver Arko.

— Je suis d’accord. Sais-tu où il se trouve ?

— Dans la soute arrière, répondit Lyrin, qui pointait un repère lumineux sur une représentation schématique du vaisseau.

— Bien, répondit l’eylwen. Alors allons-y !

Kyoshi réprima un petit rire.

— Que t’arrive-t-il ?

— Rien, rien… je viens juste de réaliser qu’on part au combat en slip.

— Kyoshi-sama

— Ne me dis pas que c’est ta première fois…

Pour toute réponse, Daeithil leva les yeux au ciel.

***

— Jargis, situation.

— On l’a repéré et on le prend en tenaille.

— Ne vous faites pas avoir, cette fois !

— Aucun risque : nous sommes armés et lui pa – AAAH !

Ethenar grimaça quand les bruits d’impact sur du métal résonnèrent douloureusement dans son oreillette.

— Statut ?

— Ça va. Cet enfoiré a trouvé une riveteuse et il nous arrose avec.

Le mercenaire réprima un soupir d’agacement. Il ne pouvait pas se permettre de détacher un de ses combattants pour assister les deux énergumènes dans les soutes. Le mieux qu’il pouvait faire, c’est en condamner l’accès de l’extérieur et espérer que le rowaan ne mette pas la main sur un char d’assaut, ou un truc du genre.

Il avait servi quelques années auprès d’un clan de Trian, il y a deux décennies, et il avait pu voir ce dont cette engeance était capable. Sous-estimer un rowaan était une erreur coûteuse que peu de gens faisaient deux fois – principalement parce que rares étaient ceux qui y survivaient.

Au pire, quand il se sera débarrassé des autres, il fera ouvrir les écoutilles.

***

Comme à son habitude, Arko tentait de faire plusieurs choses à la fois : garder la tête baissée, reprendre son souffle et ramener un semblant de mobilité dans son bras droit, qui avait encaissé un coup de neutralisateur. Il regarda la riveteuse posée à côté de lui, vide. Ça lui avait permis de gagner quelques secondes, mais ce n’était pas beaucoup. Pas assez.

Il tenta de jeter un œil derrière le container qui, pour le moment, l’abritait. Il eut juste le temps de voir Aenar pointer son arme vers lui et se cacha derrière l’angle.

Il se remit en marche ; inutile d’attendre que ces deux casse-bonbons passent par un des multiples chemins de traverse ménagés par le labyrinthe que formaient les containers.

Plié en deux, au petit trot pour faire le moins de bruit possible, il se glissa vers l’extérieur de la soute, à la recherche d’une issue.

Il n’en trouva pas, mais l’inscription près de la porte lui tira un sourire taquin.

***

Jargis et Aenar se retrouvèrent derrière le container ; pas de trace de leur cible, mais il ne devait pas être loin. Le binôme progressait lentement, méthodiquement, se couvrant et couvrant leurs arrières. Pas question d’être surpris comme la dernière fois.

Ils arrivèrent près d’une large porte. Un panneau indiquait « Atelier de manutention 2C ».

— En toute logique, souffla Aenar, il est là-dedans.

Jargis acquiesça :

— Espérons qu’il n’aura pas retrouvé d’autres rivet–

La porte commença soudainement s’ouvrir, les battants s’écartant lentement dans un concert de klaxons agrémentés de gyrophares oranges.

— Malédiction !

Deux phares de forte puissance les éblouirent un instant alors qu’un moteur électrique grondait sur un ton quasi-animal. Derrière la verrière, ils n’eurent aucun mal à deviner le regard brillant de sadisme d’un rowaan.

Le duo hurla avant de se mettre à courir.

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