Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 11

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 11

Cet article est le numéro 11 d'une série de 12 intitulée Erdorin, Livre 4

Jargis flottait.

Elle et Aenar avaient eu tout juste le temps de rabattre leur cagoule-casque lorsque l’alarme décompression avait retentit. Incrédule, elle regardait le chariot élévateur encastré dans la porte du sas extérieur ; lancé à pleine vitesse, l’engin avait littéralement perforé le vantail et les systèmes de sécurité avaient instantanément enclenché une dépressurisation contrôlée et coupé la gravité artificielle.

Si la procédure était respectée, le vaisseau devait maintenant procéder à une résurgence hyperspatiale d’urgence.

Elle regarda le rowaan, accroché à une des barres de déplacement à une vingtaine de mètres d’eux. Elle ne pouvait pas voir derrière sa visière, mais elle imaginait clairement son air goguenard : sans atmosphère, le neutralisateur sonique était inefficace et, sans gravité (et, surtout, sans entraînement ad hoc), utiliser le fusil anti-émeute était pour le moins risqué.

— Ethenar, nous avons un problème.

***

Arko flottait aussi, mais moins.

Ce n’était pas sa première valse en gravité nulle, mais il n’était pas vraiment dans son élément non plus. Il progressait en tentant de concilier prudence et vitesse vers le sas de maintenance qu’il avait repéré précédemment. Si la procédure était respectée, le vaisseau n’allait pas tarder à sortir de l’hyperespace et si, comme il le pensait, l’équipe des fâcheux avait condamné tout accès aux soutes, il ne restait plus qu’une issue possible.

Il atteint le sas un peu plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu et le choc lui coupa brièvement la respiration. Au reste, son affichage tête-haute lui indiquait qu’il ne lui restait plus qu’une minute d’air. Il entra aussi vite que possible et verrouilla derrière lui ; il ne lui fallut que quelques secondes pour changer la réserve du respirateur.

Dix minutes, ça devrait suffire, pour autant que–

La secousse interrompit sa réflexion et il sourit : la brève fluctuation gravitationnelle lui indiquait que le vaisseau était de nouveau dans l’espace normal. Il respira pleinement trois ou quatre fois, histoire de chasser son stress : sa combinaison était censée supporter le vide stellaire, mais pour des cas d’urgence seulement. Elle n’était pas prévue pour une sortie extra-véhiculaire et, à vrai dire, lui non plus.

Bah, se dit-il, au pire, ce s’ra qu’dix sales minutes à passer…

D’un coup de poing décidé, il ouvrit le sas extérieur et le froid l’enveloppa.

***

— Qu’était-ce donc ?, s’inquiéta Daeithil.

Elle, Kyoshi et les quatre Ombres se regardèrent, l’air interdit. La secousse avait été brutale et inattendue.

— On aurait dit, commença Eithar…

— Attention, à tout le personnel : nous venons d’effectuer une résurgence hyperspatiale à la suite d’une avarie ! Regagnez vos postes et attendez les instructions !

Tout le monde regarda en l’air, un peu bêtement, à l’écoute de l’annonce des hauts-parleurs.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

L’eylwen était soucieuse ; elle se sentait hors de son élément et avait passé le plus clair de la dernière heure à surveiller Kyoshi du coin de son esprit, comme pour anticiper une probable embuscade. La Terrienne essayait tant bien que mal de ne pas lui en tenir rigueur, mais à la longue, son inquiétude commençait à déteindre sur son humeur à elle et, pour être franche, elle n’avait pas besoin d’une dose supplémentaire de paranoïa.

— Nous sommes repassés dans l’espace normal, répondit Eithar.

— Et, au vu des circonstances, compléta Kyoshi, soit c’est un coup de nos agresseurs, soit un certain rowaan de notre connaissance au fait des siennes…

— Espérons qu’il n’a pas cassé le vaisseau…

Le premier réflexe de Kyoshi aurait été de rire, mais elle se souvint de la longue liste de véhicules qu’Arko avait bousillé. La théorie était loin d’être impensable.

***

— Situation tactique.

Le projecteur holographique fit apparaître une représentation en trois dimensions de leur secteur du vaisseau. En théorie, Ethenar n’en avait pas vraiment besoin : il avait mémorisé le schéma, mais la visualisation l’aidait à réfléchir.

Lui et son équipe avait investit le secteur avant les soutes ; les combattants s’étaient répartis par groupes de deux pour couvrir un maximum de terrain, avec comme plan de pouvoir le cas échéant se regrouper pour une embuscade en masse juste avant les portes d’accès aux soutes.

C’était son plan initial, mais plus le temps avançait, plus il doutait de sa pertinence. La résurgence hyperspatiale l’avait convaincu qu’il était désormais voué à l’échec. Il avait déjà un plan de secours, mais il hésitait.

Ce n’était pas tant sa mise en application qui lui posait problème. C’était certes une mission suicide, très probablement, mais l’idée de mourir ne lui posait pas de gros problème. La question était plus, devait-il prévenir son équipe ? D’un côté, il estimait leur devoir une certaine forme de loyauté et cette loyauté impliquait de ne pas les envoyer vers une mission vouée à l’échec sans les prévenir au préalable. Dans sa culture, ce n’était pas des manières convenables.

De l’autre, les prévenir revenait à en faire des complices à un stade encore plus avancé. Leur statut de mercenaire était reconnu par les divers propriétaires du Lithlaris, mais il ne les protégeait que partiellement contre leurs actes. Et puis, plus ennuyeux, il ne pouvait pas jurer qu’aucun d’entre eux ne trahirait ses intentions – volontairement ou non.

Il serra le poing, sa décision était prise. Il s’amusa un instant de constater que son corps l’avait reconnue avant son esprit : c’était son communicateur qu’il serrait ainsi. Il le détacha de sa combinaison et l’abandonna dans le local technique.

***

— Vous êtes sûrs que…

— Oui !

Les trois Ombres et Kyoshi répondirent simultanément à la énième requête de Daeithil, qui se renfrogna. Au fond d’elle-même, elle comprenait leur agacement, mais elle n’était pas du tout à son aise dans les coursives techniques du vaisseau.

D’une part, il y avait le risque d’une embuscade ou de tout autre mauvaise surprise laissée là à leur intention par leurs mystérieux adversaires. De l’autre, il y avait les lieux eux-mêmes : rien ne ressemblait plus au couloir qu’ils traversaient que celui qu’ils avaient traversés quelques secondes avant. Il lui avait fallu un moment avant de remarquer les gigantesques chiffres peints sur les murs – elle les avait d’abord pris pour des décorations abstraites – mais, objectivement, c’était la seule chose qui lui semblait différente d’une coursive à l’autre.

Plus subtilement, le décor lui rappelait aussi de mauvais souvenirs, qui lui revenaient en brefs éclairs de lucidité. Des souvenirs d’un autre vaisseau stellaire, qui portait le nom de son clan, de la soudaine explosion qui avait brisé la coque en deux au moment de l’allumage des moteurs. Elle se souvenait surtout du choc à la tête et du chaos qui avait suivi, du sentiment de froid qui l’avait saisie alors que les présences mentales de ses proches se dissipaient, petit à petit.

Daeithil avait souvent frôlé la mort, mais cette expérience-ci avait sans doute été la pire de toutes.

Elle avait d’ailleurs coupé son lien télépathique avec Kyoshi, au grand soulagement de cette dernière. Elle ne voulait pas en plus lui infliger ça.

Tout à ses idées noires, elle faillit ne pas voir le poing levé de Kyoshi – qui était largement la plus petite du groupe – et manqua de percuter le dos d’Eithar.

**Kyoshi ?**

**Groupe en approche.**

**Hostile ?**

**Je ne sais pas, ce n’est…**

L’eylwen sentit l’esprit de sa compagne s’embrumer. À force de puiser sans compter dans ses réserves, elle était épuisée. Elle posa une main apaisante sur son épaule.

**Laisse-moi prendre le relais.**

Elle n’eut qu’à peine besoin d’appuyer sa suggestion, la Terrienne hocha la tête et passa à l’arrière du groupe. Daeithil accorda sa perception à celle du groupe : les Ombres se relayaient et, en ce moment, Eithar et Lyrin formaient le reste de la communauté mentale, Wayran restait en réserve.

Elle perçut les présences, comme un nuage d’esprit qui avançait lentement dans leur destination ; elle s’efforça de distinguer leurs intentions. Pas forcément de l’hostilité, mais une forme de détermination. Et pas mal d’inquiétude, aussi. Ça ne ressemblait pas à…

— Kyaaaaa !

Le groupe se retourna soudainement, surpris par le hurlement de Kyoshi, juste à temps pour voir cette dernière placer une projection parfaite sur une grande silhouette en scaphandre, qui s’étala sur le dos au milieu d’eux, manquant au passage d’aplatir quelques orteils.

— Aïe, dit Arko.

— Que personne ne bouge !, dirent les miliciens qui arrivèrent dans le même temps.

***

Falstaff devait résister à l’envie de se ronger les ongles. Une sale habitude, encore pire quand on devait planquer en tenue de camouflage. Déjà, être au contact, ce n’était pas son truc : une régie comm ou une batterie de senseurs à gérer, OK. À la limite, du contrôle aérien avancé. Mais là, pour le coup, il était au cœur de l’action et il n’aimait pas ça.

Un de ses anciens officiers, à l’époque où il était dans les troupes d’interposition européennes dans la Frontière, avait coutume de dire que l’attente tuait plus de soldats que les tirs ennemis.

En parlant d’officier, le truc qui le gênait le plus, c’était qu’Ethenar avait disparu de son radar. Presque littéralement, d’ailleurs : sa balise était toujours active, mais elle était suspectement statique. Falstaff avait déjà pas mal bossé avec l’atalen et il savait par expérience qu’il ne restait jamais longtemps au même endroit.

Il hésita un instant à le contacter, mais les détecteurs thermiques des positions les plus avancées commencèrent à détecter des présences. Beaucoup de présences. Et les hauts-parleurs retentirent :

— Attention, ici la sécurité du Lithlaris ! À toutes les personnes sur les niveaux 34 et inférieurs : déposez vos armes, désactivez vos dispositifs de camouflage et sortez, les mains en évidence ! Nous n’hésiterons pas à utiliser la force, si nécessaire.

Scheisse.

***

— Aïe.

— Oh, ça va ! Je me suis déjà excusée. Tu ne vas pas me faire croire que tu es douillet, en plus ?

La réplique du rowaan fut interrompue par l’arrivée d’une atalen en combinaison de combat semi-rigide : Seyrin Warjani, qui était en charge de l’équipe d’intervention du vaisseau. Elle gardait en main son fusil, qui ressemblait à un croisement entre un neutralisateur et un bidule nettement plus méchant. Dans un vaisseau spatial, il n’était pas avisé d’avoir des armes capables de faire des trous dans la coque, mais il était parfois nécessaire d’avoir de quoi percer des protections ; tout était question de doctrine d’usage.

La combattante s’arrêta devant Lyrin et lui dit, en eyldarin :

— Pour le moment, nous avons huit mercenaires qui se sont rendus. Avec ceux que nos collègues ont récupéré dans l’écospace et celle qui a été… éliminée dans les thermes, ça fait quatorze.

— Quatorze ?, intervint Kyoshi. Ce n’est pas un chiffre très habituel.

— Ouaip, ajouta Arko. Z’avez croisé un groupe d’cinq, non ? Probab’ qu’il y en avait trois, c’t’assez cohérent avec les habitudes des combattants atlani.

Seyrin n’aimait pas être interrompue par des civils, mais la pertinence de la remarque la frappa.

— Effectivement. Il est plus probable qu’ils étaient quinze. La question est donc de savoir où est donc ce dernier, ou cette dernière.

Kyoshi regarda Daeithil ; elle avait un horrible pressentiment. Elle contacta mentalement les Ombres :

**Présence hostile probable.**

Aux yeux d’Arko, Kyoshi, Daeithil et les Ombres se figèrent, comme frappés de stupeur. Il jeta un coup d’œil à l’atalen, qui haussa les épaules. Le rowaan se renfrogna ; ça sentait les Arcanes et, comme il était l’équivalent d’une tonne de porcelaine, il ne pouvait rien ressentir.

Pourtant, il essaya de percevoir ce qu’il ne pouvait pas ressentir. Au vu de leur attitude, il y avait probablement un loup ; le quinzième fâcheux devait être dans le secteur. Mais où ?

Penser comme un fâcheux ! Il était arrivé à la conclusion que, pour balancer un commando de quinze personnes juste pour buter une princesse eylwen, il fallait être sacrément têtu. Et, par « têtu », il entendait « fanatique ». L’objectif, c’était Daeithil et le dernier des Mohicans allait sans doute tout faire pour l’éliminer. Il lui fallait donc garder un œil sur elle et sur rien d’autre.

Les tenues à opto-camouflage étant un développement plutôt récent des technologies militaires, Arko n’avait jamais encore eu affaire à un adversaire équipé pareillement, mais il connaissait la technologie et, surtout, ses limites.

Daeithil était debout, immobile, les yeux fermés, au centre de la salle de tri – habituellement réservée aux services douaniers – que la sécurité du vaisseau avait réquisitionnée comme quartier général pour la fin de l’opération de nettoyage des soutes. Le rowaan la surveillait, mais surtout, il faisait confiance à sa vision périphérique pour repérer les mouvements suspects. Le plus difficile, c’était de filtrer, au milieu d’un groupe d’officiers de sécurité nerveux, ce qui constituait un mouvement suspect.

Par exemple, il ne prêta pas attention à la hachette en céramique que l’eylwen faisait tourner entre ses doigts ; elle semblait jouer avec depuis un bon moment, comme pour tromper son stress. Par contre, il nota le changement subtil d’ombre, de l’autre côté de la vaste salle. C’était loin d’être évident : les variations de lumière étaient fugaces et son esprit aurait, en temps normal, eu tendance à l’ignorer.

Pas de doute : ça se rapprochait. Kyoshi et les Ombres formaient une sorte de garde rapprochée autour de Daeithil, mais Arko doutait que cela suffise. D’autant qu’ils étaient encore tous en sous-vêtements.

Il se rapprocha de l’intrus camouflé, l’air de rien, regardant à gauche et à droite comme s’il cherchait encore quelque chose. Il ne voulait pas risquer de dévoiler qu’il avait repéré l’agresseur, mais celui-ci se déplaçait rapidement et silencieusement, mystifiant allègrement tous les agents de sécurité présents.

Soudain, le mouvement s’accéléra et Arko aperçut une longue dague surgir comme de nulle part. Il se jeta sur la silhouette qui commençait à apparaître. Quelqu’un hurla et il sentit un impact douloureux lui vriller l’épaule. Dans le même temps, il perçut un cri de surprise qui devait provenir de Daeithil.

La douleur le déconcentra suffisamment pour qu’il rate son plaquage et qu’il encaisse, pour la peine, un coup de coude en pleine mâchoire.

Il tomba au sol sans grâce, mais au milieu des étoiles qui dansaient devant ses yeux, il aperçut la silhouette partiellement visible du commando se ramasser pour bondir vers Daeithil. Dans un dernier instant de lucidité, de son bras valide, il balaya violemment la jambe d’appui de l’agresseur.

Il n’eut pas l’occasion d’en voir plus : l’inconscience l’emporta et il rata le spectaculaire coup de genou dans le menton – suivi de quatre coups de neutralisateurs en retard – qui mit fin à la dernière tentative de l’assassin.

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