Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 13

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 1, chapitre 13

Cet article est le numéro 14 d'une série de 16 intitulée Erdorin, Livre 1

Les Terriens réussissant parfois l’exploit d’être encore plus traditionalistes que les Eyldar, ils avaient du mal à s’habituer au fait que les termes « jour » et « nuit » n’ont pour les peuples non-terriens qu’une connotation chronologique. Et n’ont, de fait, qu’un faible impact sur la vie sociale.

Turgut Glaçik était somme toute un Terrien plutôt classique, de ce point de vue. À son avis, la nuit était faite pour dormir. Le fait que les couloirs du centre de conférences tendaient à bourdonner comme une ruche, malgré l’heure avancée de la soirée, le dérangeait dans sa culture d’Européen. Son agenda lui avait rappelé le curieux rendez-vous de 23.15, et il se dépêcha de rejoindre le secteur des bureaux. La délégation européenne avait eu droit à quelques mètres cube d’espace de travail, qui étaient à peu près déserts à cette heure.

L’agenda et son ordinateur se synchronisèrent et Turgut put lire les dernières nouvelles concernant sa mystérieuse visiteuse. Il apprit d’abord qu’elle venait de Copacabana, puis qu’elle était descendue dans un grand hôtel du centre-ville, en compagnie d’une Eylwen, « probablement de la noblesse », concluait le rapport. Fonctionnaire, mais pas complètement crétin non plus, le diplomate additionna rapidement deux et deux, rajouta une pincée de ceci et de cela, et commençait à se faire une petite idée lorsqu’on frappa à la paroi de son bureau.

Kyoshi entra, suivie de Daeithil.

Le lecteur voudra bien excuser l’auteur de ne pas faire la description complète des affres par lesquelles passa l’attaché diplomatique européen à la vue de ces deux beautés pénétrant dans son espace vital. Du haut de son mètre soixante – talons compris –, Kyoshi est une jeune fille ravissante, qui sait se mettre en valeur ; quand à Daeithil, la langue française étant ce qu’elle est, les superlatifs manquent. J’aimerais bien inventer les mots idoines, mais, toute mégalomanie mise à part, je ne suis pas San-Antonio.

On comprendra donc aisément que, chez l’immense majorité des anthropomorphes normalement constitués, le duo sus-mentionné déclenche des tempêtes hormonales et des séismes physiologiques. Le citoyen Turgut Glaçik étant somme toute un mâle hétérosexuel biologiquement apte à assurer la survie de l’espèce, on admettra donc une certaine gêne.

Quelques raclements de gorge plus tard, ledit citoyen parvint tout de même à énoncer :

— Bonsoir mesdemoiselles, que puis-je faire pour vous ?…

Daeithil s’assit et répondit :

— Nous aimerions vous parler du Seigneur Von Aa.

Kyoshi leva les yeux au ciel. Elle avait beau avoir expliqué vingt fois les arcanes de la haute société européenne à Daeithil (ou tout au moins ce qu’elle en connaissait), elle persistait à coller par-dessus ses propres standards sociaux. Agacée, elle faillit ne pas remarquer le demi-sursaut de l’attaché diplomatique. Sans trop réfléchir, son esprit partit à l’assaut des pensées superficielles de son vis-à-vis ; en une fraction de seconde, elle avait vu ce qu’elle voulait voir et réprima à peine un sourire.

Le temps était venu de passer à la deuxième partie du plan. Elle transmit rapidement et mentalement le résultat de ses trouvailles à sa compagne.

La confusion de Turgut Glaçik n’avait duré qu’un court instant. Il redevint professionnel et répondit :

— Son Excellence Jakob Von Aa ? C’est le chef de notre délégation. Que lui voulez-vous ?

— Lui parler.

— Hmm… C’est que Son Excellence est un homme très occupé. Vous ne pouvez ignorer qu’en tant que chef de délégation, son emploi du temps et très chargé, et…

— C’est très important. Kyoshi nota le changement de ton subtil dans la voix de Daeithil. Son attitude aussi s’était modifiée : elle était plus tendue.

Cela n’échappa pas non plus à l’employé européen, qui se lissa la moustache d’un geste nerveux, tout en jouant sous son bureau avec le minuscule bouton d’alarme dissimulé dans sa chevalière.

— Mademoiselle… De Lleniel, je crains ne pas pouvoir vous aider si vous ne me donnez pas la raison exacte de votre visite. Je regrette, mais…

Daeithil se leva lentement, mais avec détermination. Ce qui interrompit net le discours de Glaçik.

— Votre ambassadeur a commandité le vol de plusieurs livres de la Bibliothèque royale d’Eokard. Nous souhaitons pouvoir régler cette affaire de manière civilisée, mais si c’est impossible, nous ferons appel à la justice de ce royaume, avec toutes les conséquences que cela comporte.

Debout devant le bureau du sous-diplomate, qui avait reculé, lui et sa chaise, de quelques centimètres sous l’impact du discours, Daeithil avait une stature véritablement royale. Kyoshi s’aperçut qu’elle avait cessé elle-même de respirer depuis quelques secondes.

Il plana sur le minuscule bureau un silence de cathédrale.

Turgut Glaçik attrapa maladroitement le téléphone et bredouilla :

— Je vais voir ce que je peux faire…

De l’autre côté de la paroi, Colette Panchaud, secrétaire de la délégation, se félicita d’être restée si tard pour finir de dicter ses compte-rendus. Elle s’éloigna discrètement et, saisissant son appareil portable, se demanda combien cette information allait lui rapporter…

***

Pour la première fois de sa vie, Turgut Glaçik fit forte impression.

Sans être particulièrement moche, il portait sa quarantaine avec une indifférence née de ses douze ans de fonctionnariat au Département fédéral des affaires extérieures. Un poste où l’anonymat et la constance dans la moyenne consensuelle faisait souvent plus pour l’avancement personnel que tous les diplômes et les pistons du monde.

Ses rares collègues encore éveillés le virent arriver dans l’Hôtel Nova Hilton où s’était installé la délégation, d’une part avec le regard intense de quelqu’un qui savait où il allait et ce qu’il allait faire – ce qui était déjà rare – et d’autre part avec, dans son sillage, deux très belles jeunes femmes – ce qui l’était bien plus.

Arrivé dans le hall, il infléchit sa course d’exactement quarante-six degrés tribord pour foncer vers une femme à la peau noire et au crâne rasé, vêtue d’un tailleur qui aurait paru strict s’il eût été plus fantaisie.

— Madame Turandeau, je dois voir immédiatement Son Excellence Von Aa, dit-il d’un ton péremptoire.

Son interlocutrice en parut étonnée, car elle l’était :

— Monsieur Glaçik, mais… que signifie tout ce remue-ménage ? Avez-vous vu l’heure qu’il est, et…

— C’est très important…

Kyoshi réprima de nouveau un sourire en remarquant que l’attaché venait d’adopter exactement le même ton que Daeithil l’avait fait sur lui un quart d’heure auparavant.

Cela eut d’ailleurs son effet, puisque la femme répondit :

— Je n’en doute pas, mais il va vous falloir attendre : Son Excellence a été appelé de toute urgence il y a quelques minutes. Je ne sais trop pour quelle raison, d’ailleurs. Un coup de fil privé, semble-t-il. Sans doute encore ces imbéciles de la délégation texane, qui… Elle regarda par la fenêtre et rajouta : Tiens, c’est probablement sa limousine qui part, là-bas…

Kyoshi lâcha un épouvantable juron, qui ne choqua aucun membre dans l’assistance, personne ne parlant l’argot japonais de Los Angeles. Elle alpagua Daeithil par le bras et la tracta d’autorité vers la sortie.

**Le salopard, il se barre !**

**Kyoshi ?**

**L’Ambassadeur. Quelqu’un l’a prévenu. Il s’enfuit. Probablement avec les bouquins…**

Les deux se ruèrent au dehors, pour voir les feux arrière de la limousine se fondre dans la nuit. Daeithil imita Kyoshi dans le registre des gros mots incompréhensibles ; elle n’avait pas toujours été reine. Plus pratiquement, la Terrienne scrutait l’horizon à la recherche d’un véhicule.

Elle nota le coursier qui montait les marches de l’hôtel.

***

Dans sa limousine, Jakob Von Aa fulminait sérieusement. C’était la deuxième fois en deux ans qu’on lui cassait sa cabane. Bien sûr, ce genre de petites combines n’ont qu’un temps, et il faut savoir prendre du recul pour éviter qu’on vous y oblige – derrière des barreaux, par exemple. Mais tout de même : il commençait à se demander s’il n’était pas maudit. Qui sait, peut-être bien que certaines des légendes sur ces ouvrages sont vraies…

Foutaises ! Ce n’était pas un de ces esprits superstitieux, comme ces vieux archivistes Eyldar ou Atlani, qui colportaient des légendes comme s’il s’agissait de nouvelles du jour. Ou ces notables parisiens, prêts à croire n’importe quelle hypothèse crypto-mystique, aussi invraisemblable soit-elle, pourvu qu’elle ait été validée au préalable par une de leurs autorités morales auto-proclamées.

Non. Jakob Von Aa était un esprit cartésien, nourri aux Lumières et à la Raison. Il croyait en la science, pas en l’invisible. La vérité, c’était qu’il détestait être contrarié. Et là, il était très contrarié.

Le voyant d’appel du chauffeur clignota. Quoi encore ? Il ne manquerait plus qu’ils soient pris dans un bouchon. Il aurait dû prendre la Volturno, seulement le chauffeur de l’antigrav était de sortie aujourd’hui. Il poussa rageusement le commutateur.

— Qu’y a-t-il, Gottfried ?, demanda-t-il à l’image du chauffeur.

— Je crois que nous sommes suivi, Monsieur…

Génial ! Jakob Von Aa se passa théâtralement la main sur la figure avant de demander :

— La police ?

— Je ne crois pas, Monsieur. Il fit basculer l’image, et l’ambassadeur put voir deux jeunes filles, montées sur une gravbike à l’allure peu assurée, zigzagant dans le trafic à quelques voitures de la limousine.

Texte: Alias – Illustration: Psychée – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

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