Au final, ce fut un providentiel tas de neige qui arrêta la motrice. Mais pas avant que celle-ci ne traverse tout le hall d’arrivée de la gare, fort heureusement désert à cette heure.
Quelques minutes plus tard, l’endroit était nettement moins désert. Il fallait laisser ça aux autorités locales : elles avaient le sens de la réponse d’urgence – à défaut de celui de l’hospitalité, puisque ce fut une horde de policiers en armes qui arriva en premier sur place.
Un peu plus tard, dans un bureau chauffé, c’est une Daeithil dégelée qui résuma la situation ainsi :
— Pour une arrivée discrète, c’est réussi !
***
Compte-tenu des circonstances, les explications furent bien moins longues et compliquées que Kyoshi ne l’aurait cru.
Les autorités de la station s’aperçurent assez rapidement qu’il y avait eu un méchant hoquet dans leur système et que, si la réservation d’Arko était bien arrivée à la station de départ, elle n’était jamais parvenue à la station d’arrivée, qui avait coupé le courant après le délai réglementaire.
Accident ou sabotage ? L’enquête le dirait, mais Arko et Kyoshi avait leur petite idée là-dessus ; Daeithil, elle, en était à un point où elle n’avait une idée sur rien : elle dormait sur les genoux de Kyoshi.
Quoi qu’il en soit, ce genre d’événement étant très mauvais pour le tourisme, un jovial représentant des autorités locales, à l’improbable nom de Hanspeter Schiavarno-Klivenkov, était venu se répandre en excuses et offrir une suite encore plus luxueuse que celle qu’avait choisi Daeithil.
Passablement épuisées par leur lutte contre le froid, les filles avaient accepté les excuses et les compensations avec une certaine passivité. Seul Arko semblait avoir encore un peu d’énergie, qu’il employa à réclamer une bouteille de rhum – « pour faire des grogs. »
Dans l’ascenseur de l’hôtel, Kyoshi lui jeta un regard en coin et lui demanda :
— Tu me parais encore bien réveillé.
— Ouais, c’est l’adrénaline. Ça va redescendre.
Kyoshi hocha la tête, mais persista dans le regard biais. Après un soupir qui faillit faire tomber Daeithil, il continua :
— Et puis c’est la première fois qu’j’plante une locomotive. Quand j’vais raconter ça aux copains, ils vont jamais m’croire !
La Terrienne eut encore juste assez d’énergie pour se frapper le front du plat de la main.
***
La journée suivante n’exista pas. Ou si peu.
Contrairement à ce qu’avait soupçonné Kyoshi, Arko leur prépara bel et bien un grog, avant de se retirer dans ses quartiers avec le reste de la bouteille de rhum. Autant dire que leur sommeil fut long, profond et enterré sous une épaisseur de couvertures et de duvets plus conséquente que celle du matelas. Daeithil n’eut même pas la force de se plaindre de la literie à la terrienne.
Elles émergèrent à la nuit tombée. Pour être très honnête, si le sommeil avait occupé une bonne partie du temps, d’autres activités – disons, plus actives – avaient également été au menu. Surtout quand Daeithil découvrit ce qu’était un jacuzzi.
Les filles redevinrent sociales vers le milieu de la soirée, principalement parce qu’il commençait à faire sérieusement faim. Le sexe, ça creuse – ce qui constituait d’ailleurs un de ces double sens grivois dont les Eyldar étaient friands. Ce qui constituait également un double sens grivois.
Quelques échanges de messages plus tard, Arko vint les rejoindre au restaurant, pour le dessert. Si Kyoshi et Daeithil étaient encore vêtues dans leurs combinaisons – après nettoyage – lui avait opté pour le style skieur en vacances, avec un pantalon-fuseau de couleur rouge pétante, une paire de moon-boots qui terrorisait les petits chiens dans l’assistance et une doudoune blanche à col de fourrure.
— Alors, ça va mieux, la reine des glaces ?
Kyoshi lui balança un coup de coude qui eut à peu près le même effet que l’impact d’un moustique sur un des pics alpins voisins. Si Daeithil releva la pique, elle se contenta de sourire et de répondre :
— Mieux, merci. Et toi ?
— Ça roule. J’ai profité d’la journée pour aller faire un tour.
— Ça t’arrive de dormir ?, demanda Kyoshi, un peu estomaquée.
— Bah oui, mais j’me suis levé vers midi. Rester au plumard, c’est pas trop mon truc. Surtout seul, pensa-t-il, avant de reprendre : Du coup, j’ai fait quelques repérages.
— Avec ton déguisement de Siyan ?
Il est vrai que la tenue faisait un peu mal aux yeux et rappelait ainsi le style des Siyani, grands lézards anthropomorphes qui ne voyaient pas les couleurs. Mais Arko haussa les épaules :
— Z’avez pas maté le style local : j’fais positivement sobre.
Kyoshi dut avouer qu’il avait raison : la station avait adopté une mode vestimentaire et architecturale pré-atomique, à base de couleurs vives, de courbes et de matériaux synthétiques. Elle fit la grimace ; ce n’était clairement pas son style préféré. Daeithil fronça les sourcils, indiquant ainsi – quoi que de façon plus subtile – sa désapprobation.
— Bref, t’jours est-il que le gars von Aa pioge dans une grande propriété un peu à l’écart du village. C’est méchamment gardé, avec des flics locaux, des flics pas-locaux et du garde privé, et tout c’beau monde qui se regardent en chats de faïence.
— Tu veux dire en chiens de faïence ? demanda Kyoshi.
Arko lui jeta un regard noir très théâtral, ce qui fit rire Daeithil.
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Texte: Alias – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)
Illustration: Psychée – Illustration originale visible sur son blog