Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 3, chapitre 3

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 3, chapitre 3

Cet article est le numéro 3 d'une série de 15 intitulée Erdorin, Livre 3

Il avait fallu à Daeithil une bonne partie de la matinée, une longue visite au spa de l’hôtel et une application plus que libérale (et enthousiaste) d’huile parfumée, suivie par une douche en duo et un déjeuner d’autant plus conséquent que son petit frère avait été oublié dans la bagarre, pour qu’elle se remette de sa crise de nerfs.

Arko faisait la tête, tout en grignotant son bacon – lui avait eu largement le temps de manger, ce matin. La météo annonçait un front froid et humide en approche rapide, ce qui signifiait de la neige, sans doute depuis le nord de Milan. Rouler sous la neige, ce n’était pas son truc. Il hésita presque à demander à Lord Rinaldo une rallonge pour échanger la berline danoise de location contre un modèle antigrav.

Et puis il y avait cette fille qui, l’air de rien, n’arrêtait pas de les reluquer. Le genre femme d’affaires, powersuit à l’américaine avec un veston noir rehaussé de fibre optique et un pantalon sur le pli duquel on aurait pu trancher un steak. Oh, elle donnait bien le change, derrière son mur d’écrans holographiques semi-opaques et son attitude concentrée, à sous-vocaliser des commandes sur un ton que l’on devinait définitif.

Mais Arko connaissait la manœuvre, pour l’avoir expérimenté lui-même – mais, allez savoir pourquoi, même avec un costume catalan coûtant plus que son salaire mensuel, il n’était pas crédible. Cette beauté brune, au teint mat et au chignon plus sévère qu’un rapport budgétaire fédéral, les espionnait.

À première vue, Daeithil et Kyoshi ne soupçonnaient rien. Les amoureuses sont seules au monde, songea-t-il avec une pointe d’envie. Ces deux semaines à Eilat, en compagnie de sa dame, s’étaient passées trop vite : farniente sur les plages, balades romantiques, cassage de gueule rituels des crétins racistes dans les boîtes de nuit, démolissage tout aussi rituel des sommiers, rarement prévus pour deux cents cinquante kilos de galipettes énergiques. Des vacances idéales, somme toute !

Seulement, madame avait des obligations, de celles qui impliquent un uniforme, des ordres et une chaîne de commandement peu ouverte au romantisme. C’est dommage, parce qu’avec un peu d’insistance, elle aurait pu un peu se délurer au contact des deux furies.

Mais contrairement aux Eylwyn (et aux Alphannes, visiblement), Arko ne mélangeait pas travail et plaisir – à part quand il s’agissait de botter des culs ou de rouler à tout berzingue sur des routes encombrées, on ne se refait pas.

Histoire de reprendre un peu la main, il lança au milieu des roucoulades :

— Bon, alors, on fait quoi ? J’voudrai pas casser l’ambiance, mais d’ici à Davos, y’a bien huit heures d’route et d’la montagne. Et la météo annonce pas un soleil radieux.

La météo européenne annonçait rarement un soleil radieux, même si loin au sud, mais l’annonce eut son petit effet et les filles regardèrent de concert Arko avec un regard évoquant plus le poisson pané que le sommet de l’évolution. À leur décharge, elles se reprirent assez vite.

— On n’a qu’à faire deux étapes. Kyoshi conjura une carte routière sur son communicateur. Genre, à… attend, c’est un vrai nom, ce bled ?

— Lequel ?

— Chiasso. On dirait le nom d’une maladie.

Arko, qui avait quelques notions de français, ricana.

— Ouais, y’a du vrai. Mais j’dirais qu’on a plutôt intérêt à faire étape à Milan, voire à Parme selon l’trafic et l’temps. Mais pour ça, faut qu’on décanille rapidos.

***

La berline était confortable. Rien de commun avec son tromblon copacajun d’un autre âge : ici, on avait une suspension hydropneumatique de dernière génération, de vrais sièges rembourrés de gel à mémoire de forme, un compartiment privatif pour le pilote, des écrans à réalité augmentée si on n’avait pas envie de regarder le paysage et suffisamment d’électronique pour commander une frappe nucléaire.

Arko soupira. Il détestait toute cette soupe technologique qui le réduisait à une sorte de mannequin derrière un volant.

Les filles avaient laissé une communication activée entre la cabine passager et lui ; visiblement, elles n’étaient plus – ou pas encore – d’humeur badine et échangeaient plutôt des considérations sur les ouvrages qu’elles lisaient, dans un mélange d’eyldarin ancien et d’anglais galactique peu académique.

Ce fut Kyoshi qui, la première, remarqua le changement de programme :

— Dis voir, Arko, on n’était pas censé aller à Milan ?

— Ouais.

— Et, si je ne me trompe – elle appuyait son propos par une carte agrandie sur un écran holographique devant elle – Venise n’est pas exactement sur la route.

— Non.

— Ça m’étonnerait que tu nous emmènes en séjour romantique. Alors c’est quoi, le plan ?

Arko conjura à son tour un écran, qui diffusait les images de la caméra arrière.

— Alors on est suivis.

Du doigt, il surligna la silhouette d’une voiture et continua :

— Depuis Rome. Alors j’préfère prendre les chemins de traverse et tant pis pour les étapes.

Kyoshi attrapa l’image au vol et en transféra le flux sur son propre communicateur. Elle fronça les sourcils.

— Tu as une idée de qui c’est ?

— Chais pas, on n’a pas été présentés, ricana le Rowaan. Mais ils sont organisés : au moins trois voitures. Y’en a une aut’derrière, plus loin, et une devant. Un relai à trois, y’a du métier.

— Que fait-on, alors ?, demanda Daeithil.

— J’vous suggère de piquer un p’tit somme, on va rouler toute la nuit. J’ai mis des barres nutritives dans le minibar ; ça a le goût d’rien, c’est chimique, mais ça nourrit. Et si jamais y’a besoin d’une escale technique, on va s’arrêter à la prochaine aire de repos.

— Charmant.

Comme pour refléter l’ambiance, la neige commença à tomber.

***

En fait d’escale technique, Arko profita d’une pause non loin de Trento pour faire subir à leur véhicule des sévices expressément interdits par les conditions générales d’utilisation du service de location, les termes de la garantie du véhicule et, plus généralement, les lois et règlements de la Confédération européenne.

Les logiciels internes de la berline étaient poussés dans une partition isolée du reste des systèmes du véhicule, dont le seul but était de servir d’alibi pour les mouchards. Ils étaient remplacés par des versions qui n’avaient que faire des bridages et des systèmes de sécurité obligatoires.

En attendant, à l’abri et loin des invectives multilingues du Rowaan, Daeithil mâchonnait son sandwich triangulaire avec un air absent, en regardant la neige tomber dans la lumière des éclairages du parking. Kyoshi l’observa avec amusement.

— Tu as bien du courage de manger ce genre de truc.

— J’ai connu pire.

— Je croyais que les Eyldar avaient du mal avec la nourriture artificielle. Tu sais que ce machin est constitué de champignons ou d’algues reconstituées ?

— Non, mais ça ne m’étonne pas. Au moins, c’est de la nourriture, pas un coupe-faim. Lorsque le Grand Hiver a commencé, Belisandar a connu des disettes sévères.

Kyoshi hocha la tête en silence. Elle n’avait pas envie de replonger Daeithil dans les souvenirs douloureux deux fois dans la même journée.

Arko revint vers elle, arborant un air satisfait – et beaucoup trop enthousiaste pour être honnête, jugea Kyoshi.

— OK, not’poubelle a été dûment rowaanisée, on va pouvoir faire voir du pays à nos papparazzi.

Kyoshi fronça les sourcils. « Par ce temps, tu crois que c’est prudent ? »

Pour toute réponse, Arko éclata d’un grand rire qui déclencha les alarmes de trois véhicules alentours – ainsi que celles dans la tête de Daeithil.

Texte: Alias – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)

Illustration: Psychée – Illustration originale visible sur son blog

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Alias

4 thoughts on “Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 3, chapitre 3

  1. Au fait, quand les épisodes paraissent comme ça sur le site, y a-t-il moyen de voir l’illustration complète? Ou faut-il attendre l’ePUB?

      1. Pas d’urgence, c’était juste pour savoir.

        D’ailleurs, as-tu remarqué que les illustrations ne s’affichent pas correctement sur l’iPhone (dans iBooks)? On n’en voit qu’une partie et comme découpée sur deux pages.

        1. Non, mais ça ne m’étonne pas particulièrement: je ne suis pas certain que les ePUB gèrent très bien les images intérieures. Ou alors c’est calibre qui a du mal.

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