Employée au cadastre régional de Coire depuis plus de vingt-cinq ans, Emma Kalterer n’avait pas vraiment l’habitude de voir des extra-terrestres. Pour tout dire, elle ne savait pas vraiment à quoi ils ressemblaient vraiment – elle se méfiait, à juste titre, de leur représentation dans les fictions télévisées qu’il lui arrivait parfois de regarder. Si ça se trouve, elle en avait peut-être même croisé sans le savoir.
Mais quand deux Eyldar – un Eylda et une Eylwen, pour être précis ; ses années scolaires se rappelaient à elle à ce moment précis – se présentèrent à son guichet, elle n’eut plus aucun doute. Si lui était raisonnablement normal, elle était très belle, avec la peau d’une couleur étrange et une tenue évoquant plus la combinaison spatiale.
Elle parla assez peu, sinon pour échanger quelques mots dans sa langue avec son compagnon. Lui s’adressa à elle dans un neudeutsch suranné, avec juste une pointe d’accent latin. Il avait vécu dans la région il y a très longtemps, avant la guerre, même – la troisième, les autres étant passées bien plus loin – et il aurait voulu montrer à sa nouvelle compagne à quoi ressemblait la région à l’époque. Pour cela, il sollicitait un accès aux archives cadastrales.
Emma eut un petit sourire bienveillant. Elle avait toujours eu un faible pour les jeunes couples – même si, dans ce cas, ils avaient sans doute une dizaine de fois son âge. Ou plus. Elle leur créa un accès temporaire et leur ouvrit une des salles d’étude.
— Nous y sommes, murmura Daeithil.
La voix de Kyoshi, retransmise par son tour d’oreille, lui parvint comme si la Terrienne était juste derrière elle :
— Parfait. Branche donc la petite interface que je t’ai remise.
— C’est fait. Et maintenant ?
Il y eut un silence au bout de la ligne.
— C’est tout. J’ai un accès complet aux archives de leurs services. Par contre, attendez peut-être un peu avant de ressortir, que ça soit crédible.
— Oh, j’ai une assez bonne idée de comment m’occuper ces prochaines minutes, répondit Daeithil avec un ton carnassier, tout en jetant un regard sans ambigüité sur Maën.
Elle coupa la communication avant que Kyoshi n’ait eu le temps de râler.
***
Arko s’arrêta pour souffler. Autant il pouvait apprécier le ski sous sa forme « descente » – les Rowaans avaient une sorte de fascination pour la vitesse, que les mauvaises langues prétendaient non sans raison comme étant souvent à la limite de l’instinct de mort – autant la variante dite « de fond » l’ennuyait profondément.
Là, ça faisait bien une heure qu’il crapahutait, lattes aux pieds, sur la piste, se faisant régulièrement dépasser par des pratiquants bien plus aguerris que lui. Et environ dix minutes qu’il luttait contre une envie de plus en plus pressante d’en tabasser un à coups de bâtons, pour l’exemple.
Il s’ébroua bruyamment, comme pour chasser ces pensées peu professionnelles – quoique très tentantes – éparpillant les cristaux de glace qui commençaient à se former sur son mufle. De toute façon, il n’était plus très loin du but.
Une fort méchante pente et beaucoup de grossièretés plus tard, il arriva sur le site de la petite halte. Il retira ses skis et les planta à côté du banc enneigé. Il s’assit avec un soupir qui menaça un instant la stabilité des sapins à proximité et sortit de son sac un casse-croûte conséquent. L’air de rien, il consulta également son communicateur et lança une brève routine. Le petit drone qu’il avait acheté la veille chez le marchand de jouets décolla de sa cachette, à quelque trois kilomètres ; de là où il était, Arko n’en perdit pas une miette.
Il fallait leur laisser cela : les vigiles qu’avait engagés von Aa étaient raisonnablement compétents. Il ne leur fallut pas plus de trois minutes pour repérer le petit engin qui zonzonnait au-dessus de la propriété et, quelques coups de fusil plus tard, l’abattre sans plus de cérémonie. Ils ne tarderaient pas à autopsier l’engin, noter son absence de connexion réseau et se contenter d’effacer son module de mémoire.
Pendant que le drone occupait les détecteurs optiques, Arko avait lui pu prendre tous les clichés dont il avait besoin. Satisfait, il avala le dernier quignon de son sandwich, le fit descendre d’une gorgée de thé tiède et reprit la piste. Courage : plus que dix kilomètres.
***
Le hasard voulut que Daeithil et Arko rentrèrent à la suite en même temps, elle de sa virée à Coire – officiellement pour raccompagner Maën au point de rendez-vous avec une navette antigravité de l’ambassade – et lui de sa randonnée dans les riantes vallées autour de Davos. Avec un crochet par un troquet fréquenté par les quelques indigènes de la station et qui servait un grog pour honnêtes gens (beaucoup d’alcool pour peu d’argent).
Même ainsi ragaillardi, le Rowaan faisait moins bonne figure que Daeithil, qui semblait prendre un malin plaisir à paraître plus fringante que d’habitude. Par ailleurs, Kyoshi accentuait le côté vaudevillesque de la scène en lui lançait des œillades meurtrières.
— Bon, fit Arko, j’t’envoie les clichés et j’vais prendre une douche. Pendant c’temps, essayez d’pas vous entretuer.
Daeithil attendit qu’Arko soit sortit pour éclater de rire et se jeter sur Kyoshi. Ce n’est pas parce qu’elle avait passé de bons moments qu’elle ne pouvait pas en faire profiter sa compagne !
***
Arko avait appris qu’il valait mieux, d’une part, prendre son temps et, d’autre part, faire pas mal de bruit avant d’arriver là où se trouvaient ses deux clientes. C’était plus prudent pour la tranquillité hormonale – encore que, suivant les cas, un certain nombre d’indices, visuels et olfactifs, ne laissaient pas beaucoup de travail à l’imagination.
Toujours est-il que, lorsqu’il sortit de la salle de bain, le Rowaan eut le plaisir de trouver Daeithil et Kyoshi occupées à trier les informations récoltées. Et habillées. Enfin, à tout le moins couvertes.
— Bon, on a quoi ?
Kyoshi fit monter le grand plan schématique des environs de la villa de von Aa qu’elle – et Rogiero – avait compilée à partir des plans récupérés au cadastre régional, des photos prises par Arko et de quelques autres intrusions numériques plus légères.
À vrai dire, elle avait préféré pirater les bases de données de la Sécurité de la Coopérative Düttweiler pour y récupérer des données publiques, plutôt que devoir se farcir leur abominable interface de recherche. Elle soupçonnait que le système, mis en place pour des questions légales, avait été spécifiquement conçu pour décourager les curieux.
Daeithil, qui était toujours un peu perdue par la technologie moderne, avait cependant une certaine expérience en ce qui concerne la prise de forteresses. C’est elle qui, la première, avait émis l’hypothèse que la villa de von Aa, construite il y a moins d’un siècle, reposait peut-être sur des fondations plus anciennes et, notamment, sur les fameux abris anti-atomiques qui étaient un peu la signature architecturale cachée de la région.
— Bingo !, dit Arko, constatant la présence d’un réseau de galeries.
— Oui, mais ça n’est pas si simple : ce sont des structures connues et qui, pour la plupart, ont fait l’objet de rénovations. Ne serait-ce que pour éviter que ça s’effondre. Elles ont souvent été reconverties en galeries techniques, par lesquelles passent les services électriques, les conduites d’eau et les fibres de communication. Et elles sont sécurisées.
— Et c’est un problème, ça ? Le ton d’Arko était ironique.
— Pas vraiment, mais ça nécessite un peu de préparation. D’abord, il va nous falloir un bon alibi pour entrer dans les galeries techniques. Et puis il va falloir gérer les gardes, dehors et dedans – à première vue une quinzaine.
Daeithil eut un petit sourire.
— Je crois que je dois pouvoir nous trouver comment rentrer.
— Laisse-moi deviner : Sepp ?
Daeithil avait éhontément dragué le jeune réceptionniste de l’hôtel, qui lui avait promis une visite des lieux et, notamment, de ceux qu’on ne montre en général pas au public. Une fois encore, Kyoshi devait reconnaître que l’Eylwen avait un goût impeccable en ce qui concerne ses conquêtes, même si son moi interne hurlait à la trahison.
— Je suppose qu’il doit avoir des codes d’accès dans son communicateur ? Il suffit que je le distraie un petit moment…
—… et pendant votre partie de jambes en l’air, je duplique les codes, continua Kyoshi dans un soupir théâtral. J’ai compris.
**Tu sais que tu es mignonne quand tu es jalouse ?**
Daeithil ne chercha même pas à esquiver.
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Texte: Alias – Licence: Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA)
Illustration: Psychée – Illustration originale visible sur son blog