Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 2

Cet article est le numéro 2 d'une série de 12 intitulée Erdorin, Livre 4

Arko posa d’autorité le double whisky devant Kyoshi avant de replonger la truffe dans son propre verre. Par réflexe, il avait choisi une marque japonaise distillée à Paris ; à la réflexion, c’était un cliché qui aurait pu être abominablement mal perçu, mais sa voisine de tabouret ne sembla pas y accorder un message caché. Elle s’empara du verre d’un geste las, le huma précautionneusement et en goûta une courte lampée, ponctuée par une grimace très théâtrale.

Le Rowaan ne put s’empêcher de rire. Kyoshi lui jeta un regard aussi mauvais que cerné de fatigue, avant de rire à son tour. La barmaid, une eurasienne qui devait probablement avoir une solide hérédité highlander au vu de sa tignasse aux reflets peroxydés, jugea plus convenant de s’éloigner. L’expérience, sans doute.

Le voyage entre Copacabana et Alenia durait trois petites semaines ; le Lithlaris n’en était qu’à son dixième jour et les deux avaient déjà eu cette discussion deux fois auparavant. En résumé : Daeithil s’était trouvé plein de camarades de jeu à bord de ce vaisseau en route pour la République eyldarin et, tout naturellement, elle avait entraîné Kyoshi dans les aventures.

D’une part, sa constitution peinait à suivre le rythme des agapes, avec ou sans Arcanes. De plus, sa culture terrienne était également à la peine : la sexualité très libre des peuples stellaires s’opposait frontalement avec les valeurs morales le plus souvent admises. Pire : Kyoshi culpabilisait. Avec sa propre histoire personnelle, qui était plusieurs fois passée du traditionalisme rigide au dévergondage à grande échelle, elle ne savait plus sur quel pied danser.

Devait-elle suivre sa compagne dans ses aventures ou suivre sa propre voie au risque de la vexer ? Et était-ce la tromper ? Ou la trompait-elle ? Autant de questions qui n’avaient de sens que d’un point de vue terrien – voire judéo-chrétien – mais qui travaillaient Kyoshi. Elle en avait donc déjà discuté avec Arko, deux fois – trois en comptant Copacabana. Et si l’expérience du garde du corps faisait parfaitement sens d’un point de vue rationnel, ses atermoiements n’avaient eux rien de rationnel.

Arko, lui, s’était trouvé d’autres occupations. Dans un premier temps, il avait écumé les casinos du bord, y consacrant une partie non négligeable de sa paye, elle aussi non négligeable – Daeithil était une patronne très généreuse. Il avait perdu beaucoup, gagné un peu et, après un moment, conclu que c’était moyennement drôle et s’était tourné tout naturellement vers le Rowaan Vista Social Club.

Le peuple rowaan avait tendance à être sinon grégaire, du moins solidaire ; le Club désignait l’assemblage que formaient naturellement tout groupe de plus de deux Rowaans dans un environnement donné. Dans le cas présent, il comptait cinq autres membres – pas tous Rowaans au demeurant – autour d’un noyau de vétérans de la dernière campagne de Trian. Les activités étaient sensiblement similaires à celles du casino – poker, awalé ou mah-jong, suivant les sensibilités culturelles, et beaucoup d’alcool – mais avec moins de manières autour du code vestimentaire et des histoires beaucoup plus amusantes, car difficilement racontables en compagnie polie. L’étiquette fait rarement bon ménage avec les récits d’anciens combattants à base d’armes lourdes, de trafics absurdes et de maisons de plaisirs plus ou moins légales.

Installé dans un des rares coins fumeurs du vaisseau, le Club se retranchait derrière un nuage de tabac digne du smog industriel de Wahlenstadt, au sein duquel naissaient des rires tonitruants et des engueulades homériques à égale mesure. Équipage comme passagers avaient appris à garder une distance respectable avec leurs réunions, de peur de prendre une chope – ou une table – dans l’œil, par accident.

Arko avait un instant songé à co-opter Kyoshi à la table du Club, mais il se doutait que sa voisine de tabouret ne goûtait que très moyennement à leurs loisirs somme toute assez banals. De plus, il savait (d’expérience) que Kyoshi était incapable de jouer sans essayer de tricher avec l’aide de ses Arcanes.

Haussant les épaules, plus pour lui-même que pour son vis-à-vis, le Rowaan s’envoya une lampée de son bourbon cubain, pendant que la détective s’abîmait dans la contemplation des glaçons qui s’agitaient mollement dans son verre.

— Est-ce que tu as pensé à–

— Attends !

Kyoshi avait levé la main dans une attitude quasiment militaire. D’une passe sur un de ses bracelets SM-chic (marque parisienne, très cher), elle conjura un écran et fronça les sourcils.

— Un souci ?

— Peut-être…

Il ne put s’empêcher de noter que l’attitude abattue de la jeune femme avait cédé la place à une certaine excitation. Il comprenait très bien : enfin un peu d’action !

***

Le contact sur les lèvres de Daeithil la tira de sa somnolence. L’impression était curieuse, comme distante. Elle ouvrit les yeux sur un visage souriant :

— Lensil, Daeithil.

Le son était atténué, cotonneux. De même, elle distinguait les traits de son vis-à-vis – Eriel, Meriel ? – mais elle avait du mal à voir au-delà. Un doigt glissa le long de sa joue, de son menton, avant de descendre le long de son cou, puis de continuer le long de son torse. Une deuxième présence apparut dans son champ de vision – Wayran ou Thayran – et l’embrassa plus longuement. Il lui sembla percevoir des fragrances végétales autour d’elle et la sensation de l’herbe sur sa peau.

Elle avait connu des réveils plus difficiles.

Une partie d’elle-même s’étonna de percevoir aussi clairement des sensations tactiles alors que le reste de sa conscience semblait naviguer au bord d’un état second. Cette même partie enregistra le fait que la clairière où elle reposait ne ressemblait pas à la prairie où elle se souvenait avoir précédemment croisé Meriel et ses compagnons et compagnes. Elle érigea rapidement des défenses plus poussées autour d’un fragment de son entendement, laissant le reste de sa personne à la merci des esprits qui en faisaient le siège. Elle en compta cinq ; pas très expérimentés, mais suffisamment puissants et coordonnés pour infiltrer ses défenses, avec suffisamment de temps.

Du temps, il lui fallait donc en gagner. Cinq personnes, cinq amantes et amants en puissance. Ça allait être fatiguant, mais pas impossible.

Daeithil rendit son sourire à Meriel et l’embrassa longuement, puis elle se tourna vers Wayran. Ses mains glissèrent lentement vers des points précis de l’anatomie du duo. Pour un esprit extérieur, son entraînement de telandil prenait le dessus et elle répondait, trait pour trait, aux désirs de ses partenaires. Rapidement, deux des cinq esprits qui faisaient le siège de sa psyché perdirent de leur mordant.

***

Meriel s’effondra à côté de Lyrin ; elle vida d’un trait la gourde et laissa son bras retomber, en même temps que sa tête sur l’épaule de sa compagne. Lyrin pencha la sienne en signe de réconfort ; entre les deux, le contraste était presque maximal : Meriel avait la carrure frêle et le teint pâle des clans stellaires, Lyrin était originaire des terres semi-arides des tropiques de Laynë et arborait une stature athlétique et une peau matte.

— Elle est trop forte, lâcha-t-elle dans un soupir.

— Mais non. Nous avons juste besoin de plus de temps, mais nous finirons par apprendre ce que nous cherchons.

Lyrin lui prit le menton entre les doigts pour guider ses lèvres vers les siennes. Le contact fut bref, Meriel laissant échapper un petit rire.

— Si on m’avait dit que je pourrais me fatiguer du sexe…

Lyrin rit à son tour, lançant un regard vers Wayran, Eithar et Kerwir, qui entouraient leur objectif de leurs affections de moins en moins énergiques. Même ce dernier, un Atalen de la Frontière aux épaules impressionnantes et qui, au sein de leur groupe, était surnommé « La Machine » pour son endurance, commençait à montrer des signes évidents d’épuisement. Le fait qu’ils devaient, en plus de leurs prouesses érotiques, maintenir un siège mental aussi subtil que possible sur Daeithil, était probablement pour beaucoup dans leur fatigue.

— Au pire, répondit-elle, nous la replongeons dans le sommeil et nous la réveillons plus tard, quand nous serons plus dispos.

— Si personne ne nous dérange…

— Ne t’inquiète pas, nos amis gardent cette clairière, nous ne serons pas dérang—

— ‘Scusez-moi mesdames, mais je cherche ma patronne. Ah, je crois que vos potes l’ont retrouvée. Vous permettez qu’on la raccompagne chez elle ?

Soudainement, Meriel et Lyrin s’aperçurent qu’un gigantesque individu à tête de chien venait de faire son apparition au milieu de la clairière, à moins d’un mètre de leur personne. Elles eurent à peine le temps d’enregistrer ce fait que, derrière le Rowaan, apparut une Eurasienne aux cheveux blancs qui, en plus de son accoutrement improbable fait de lanières et de cadenas, arborait un sourire mauvais en faisant craquer ses phalanges.

***

Le combat dans la clairière dura très exactement quatre baffes, un juron et un plongeon.

Quatre baffes – et encore, pas des grosses – pour mettre hors de combat le quintet d’amants / arcanistes, l’un des baffés ayant percuté un de ses collègues suffisamment fort pour l’assommer également pour le compte.

Le juron vint de Daeithil, qui, après avoir affirmé « avoir la situation bien en main », encaissa la remarque de Kyoshi que « situation » était un euphémisme qu’elle n’avait encore jamais entendu. Elle se redressa pour vertement répliquer lorsque ses jambes décidèrent de se mettre en grève illimitée et elle bascula dans la petite mare attenante.

Le plongeon n’intervint qu’après un échange de regards entre Kyoshi et Arko, ce dernier haussant les épaules. Ce fut donc la Terrienne qui se jeta dans la mare pour récupérer le corps à demi conscient de Daeithil et le ramener à leur cabine. Arko se proposa pour la porter et se heurta à un refus buté.

Tous deux avaient espéré de l’action et s’en trouvaient frustrés. Décidément, ce voyage s’avérait très ennuyeux.

Cette histoire est également disponible sur les plateformes Wattpad, Scribay et Atramenta.

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