Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 2

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 2

Cet article est le numéro 2 d'une série de 15 intitulée Erdorin, Livre 5

— Je ne vais tout de même pas la raser, ta station !

Le vis-à-vis de Kyoshi, une ataneylwen aux longs cheveux noirs et dont la tenue trahissait une origine culturelle amérindienne éclata de rire, un rire si spontané que la colère de la Terrienne se dissipa quelque peu.

— Comprends-nous, Kyoshi Kerensky : ton… palmarès de ces derniers mois inquiète les superviseurs de cette station.

Kyoshi se mordit la lèvre pour empêcher un « c’est pas ma faute » qui, au mieux, aurait sonné pathétique. Et, au pire, hypocrite. L’ataneylwen, qui était l’équivalent d’un officier des douanes sur la station Alenia, ne sembla pas relever. Elle continua :

— Ton arme de poing restera bien entendu sous séquestre. Et comme plusieurs clans importants se portent garants pour toi, je pense qu’il n’est pas nécessaire pour t’assigner une escorte, le temps de ton séjour sur place.

— Merci.

— Mais…

— Mais je dois me tenir à carreau, sinon cette courtoisie pourrait bien être révoquée, c’est cela ?

L’officier eut un instant de surprise à l’énoncé de la formule, en eyldarin. C’était le genre de phrasé qu’elle et Daeithil avaient répété et ça produisait son petit effet. Elle se reprit vite et, lui tendant son passeport de Copacabana, elle répondit :

— Bon séjour sur Alenia !

Kyoshi grommela une vague formule de politesse en guise de remerciement et, récupérant son anachronique document en papier plastifié, sortit de la sphère d’intimité. Autour d’elle, sur la grande terrasse du restaurant du Lithlaris, d’autres bulles d’où entraient et sortaient d’autres passagers. Ceux que les autorités d’Alenia voulaient interroger plus avant.

Le Lithlaris était en train de terminer ses manœuvres d’approche de la station et le ballet des navettes de débarquement avait déjà commencé. Mais une vedette rapide des douanes avait abordé le paquebot dès sa sortie d’hyperespace et… invité les passagers concernés à un entretien préliminaire avant débarquement. Il était possible de décliner cette invitation, mais, dans ce cas, il valait mieux oublier toute visite d’Alenia.

Daeithil et Arko l’attendaient plus loin. Le Rowaan avait pris un des premiers créneaux, pressentant – à raison – que ça pourrait être long. Daeithil, elle, n’avait pas eu à subir cette formalité. La Terrienne en perçut une pointe de jalousie, qu’elle dissipa dans les bras de l’eylwen.

Arko attendit que leur étreinte se défasse d’elle-même avant d’annoncer :

— Bon, on a encore quat’heures avant l’début du débarquement. On va casser une graine ?

***

Un discret tintement et une vibration légère attira l’attention d’Anthil sur sa chevalière. Il fit un geste avec trois doigts et un minuscule écran se matérialisa, quelques centimètres au-dessus du bijou. Il eut un sourire dont il parvint à réprimer les aspects les plus carnassiers. Inutile d’inquiéter son hôte.

Mais celle-ci, une eylwen dont la silhouette longiligne et les cheveux blonds aux reflets verts trahissaient l’origine stellaire, lui demanda :

— Ah, la chasse reprend-elle ?

Merithin était son contact local sur Alenia. Enfin, un de ses contacts, mais il n’allait pas le lui dire – même si elle était assez intelligente pour s’en douter. Elle avait fait partie de l’équipe d’ingénierie qui avait participé à l’achèvement de la station, il y a quatre siècles. Autant dire que, d’un point de vue eyldarin, la structure était encore en rodage… Mais surtout, Merithin et son clan avaient une connaissance pointue de ses multiples coins et recoins. Une alliée précieuse. Et charmante.

— Oui, mais nous avons encore du temps. Au reste, toutes les pièces sont déjà en place.

***

— Bon, c’est quoi l’plan ? On n’était pas censé aller à Ardanya, à l’origine ?

Daeithil sourit et laissa quelques instants avant de répondre.

— Eh bien oui, mais suite à notre mésaventure stellaire, nous n’avons pas assez de temps pour prendre la navette régulière.

Arko allait répondre, mais il resta la gueule ouverte pendant une demi-seconde avant de refermer bruyamment sa mâchoire et de lancer un regard en coin vers Kyoshi. Même si le rowaan n’avait à peu près aucun talent dans ce domaine, les deux avaient convenu de signaux télépathiques discrets. La micro-pique mentale l’avait convaincu de ne pas poser sa question et Daeithil enchaîna :

— Enfin, je suppose qu’on aurait pu, mais j’ai préféré attendre la suivante. Ce n’est que trois jours…

Arko et Kyoshi avaient supporté les sautes d’humeur de l’eylwen pendant suffisamment longtemps pour savoir que « ce n’est que trois jours » était un argument hautement foireux, à plus forte raison comme elle se rapprochait d’Eylwen. Donc, d’Inithil. Si Daeithil avait pu accélérer le vaisseau spatial par la seule force de sa volonté, elle l’aurait fait jusqu’à épuisement.

La conversation avait cependant un autre but. Dans le grand hall d’entrée vers l’écospace d’Alenia, il s’agissait de donner le change pour des oreilles indiscrètes, pointues ou non. L’escale avait un autre but que le trio préférait garder secret. Enfin… dans le cas présent, c’était surtout le duo Kyoshi-Daeithil qui avait mis au point la procédure. Elles n’avaient pas encore eu le temps de mettre le rowaan dans la confidence et ce dernier, qui commençait à percevoir la manœuvre, arborait une mine renfrognée – ce qui était particulièrement impressionnant sur son mufle de dogue.

**Plus tard,** lança Kyoshi à Arko.

— Y’a intérêt, grogna ce dernier en retour au milieu d’une fausse quinte de toux.

La conversation fut interrompue par une série de cris de surprise.

L’écospace d’un vaisseau pouvait être un lieu intimidant : se retrouver dans un parc au cœur d’un vaisseau spatial avait de quoi surprendre. Ceux des stations spatiales étaient encore plus spectaculaires et, sur Alenia, il dépassait tout ce que le trio avait pu voir.

— Wouaaaah…

— Impressionnant.

— Ouaip, ça claque.

Alenia, comme beaucoup de stations spatiales, était construite sur le modèle d’une roue : un gros « moyeu » central qui hébergeait les facilités d’accueil et l’administration, plus quelques divertissements ; des « rayons » qui abritaient la plupart des systèmes nécessaires au bon fonctionnement du lieu, et une « roue » d’habitation et de cultures. La station était en rotation, ce qui assurait naturellement – si l’on peut dire – à l’espace de la roue une gravité presque normale ; ailleurs, c’était des générateurs gravitationnels qui prenaient le relai.

Bâti pour occuper une grande partie du moyeu de la station, l’écospace d’Alenia s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres de haut, formant comme une cathédrale de végétation. Des écrans simulaient un cycle diurne standard en réutilisant les images du système stellaire ; on aurait pu se croire sur une planète terraformée.

La plupart des passagers s’égayaient dans cet immense parc, qui avait ses propres circuits d’eau et même, si on en croyait les textes publicitaires, son propre système climatique. Alenia était une des premières « stations terraformées », selon le terme officiel. Le clan Maygran, spécialiste de la terraformation des planètes, avait apporté son concours à la conception de cette nouvelle génération d’habitats. Et le résultat était visuellement à la hauteur des attentes.

Daeithil s’amusa un instant à constater que ses compagnons, qui étaient nés à une époque où les structures stellaires étaient monnaie courante, avaient l’air encore plus impressionnés qu’elle, qui venait d’une époque où cette technologie était simplement inimaginable. Elle devait néanmoins admettre que le paysage était somptueux.

Pendant que tout le monde avait le nez en l’air, l’attention de Kyoshi fut attirée par un signal sonore discret, mais caractéristique. Elle activa son communicateur en mode confidentiel et l’image de son père, les traits quelque peu tirés et l’air sérieux, apparut.

— Kyoshi. Il y a eu de nouveaux développements. Il faut absolument que tu contactes notre antenne locale. J’espère que tu vas bien. Je t’aime.

Elle regarda l’écran, perplexe. Le message avait été envoyé de Copacabana il y a six jours, après leur sortie peu réglementaire d’hyperespace.

**Un souci ?** Le contact de Daeithil la sortit de sa rêverie.

— Un message de mon père. Je dois aller vérifier quelque chose.

— Besoin d’une escorte ?, demanda Arko.

— Non. Il vaut mieux que j’y aille seule et puis ce n’est pas les bas-fonds de Los Angeles, non plus.

Daeithil se retint de lui dire qu’elles avaient été agressées dans des endroits qui, en théorie, n’avaient pas beaucoup de points communs avec des bas-fonds. Elle ne connaissait pas cette « Los Angeles », mais elle doutait que ce soit beaucoup moins fréquentable que ceux de Belsoran. Elle se contenta de hocher la tête.

**Et puis je sais qu’Arko et les Doigts veillent sur toi.**

L’eylwen sourit, autant pour l’intention – et la tentative de dériver la conversation sur sa propre sécurité – que sur le terme que Kyoshi avait trouvé pour désigner les Ombres, le groupe de cinq eyldar et atlani qui s’était retrouvé attaché à leur protection. Parfois littéralement, quand Kyoshi avait eu son mot à dire. Dans un double sens typique de la culture eyldarin de l’époque, le terme « Doigts » faisait référence à son propre statut de Main d’Hiriel Galadril, ainsi qu’à l’usage que le quintet savait faire de leurs doigts, justement.

**Fais tout de même attention à toi.**

**Promis !**

Elles scellèrent leur séparation par un bref baiser.

***

Kyoshi abandonna sans regret les prairies de l’écospace. Tout en passant son communicateur en mode paranoïaque majeur, elle activa les talons amovibles de ses escarpins. Paradoxalement, elle se sentait plus à l’aise pour marcher avec au moins huit centimètres de talons.

Après quelques secondes, les directions apparurent sur ses lunettes et elle s’engouffra dans une série de coursives qui ne devaient pas souvent voir des touristes. L’endroit était propre – par endroit, il sentait encore le neuf – et fonctionnel ; seules des décorations florales et quelques discrètes indications trahissaient le caractère eyldarin des lieux.

— Kyoshi ?

La voix de Rogiero résonna dans son oreille via le piercing élaboré qui faisait office d’écouteur. La Terrienne tiqua ; la pseudo-IA n’était pas censée la contacter, sauf demande exprès – ou cas d’urgence.

— Qu’y a-t-il, Rogiero ?

— J’ai analysé le message vidéo. C’est un faux.

Kyoshi s’arrêta net.

— Tu es sûr ?

— Environ 80 %.

— Compris, merci. Elle déglutit puis, après une courte réflexion : Préviens Arko et Daeithil sur notre canal sécurisé.

Elle coupa la communication sans attendre la réponse. Par réflexe, sa main avait plongé dans son sac à main, mais son arme était entre les mains de la douane. Elle n’avait guère que son wakizashi. Mieux que rien, pensa-t-elle en posant machinalement la main sur la poignée.

Elle respira un grand coup et avança vers les coordonnées de la planque, tout en essayant de ne pas trahir son appréhension.

Ses antennes mentales étaient déployées au maximum ; si son estimation était juste, elle était actuellement dans un des rayons de la station, qui abritait traditionnellement des installations techniques, mais aussi quelques habitations. Autour d’elle, elle sentit la présence de dizaines d’esprits qui semblaient l’ignorer.

Les coursives étaient vides et, devant elle, la porte qui menait au domaine du clan Serentar, les contacts locaux de la Rose de Mars. Elle lança des sondes mentales et la réalité lui revint comme un coup de poing : plusieurs personnes étaient mortes récemment dans ce lieu et une, peut-être deux étaient encore en vie. Mais plus pour très longtemps.

Elle s’élança ; la porte n’était pas verrouillée, comme d’habitude. La salle d’eau était maculée de sang, deux corps sans vie flottaient dans le bassin à l’eau rougie. Il y avait d’autres corps dans l’espace végétalisé qui formait le cœur du domaine, tués à l’arme blanche ; au moins cinq. L’esprit de Kyoshi enregistra machinalement la scène, tentant d’ignorer les relents mentaux d’horreur et de souffrance et se dirigeant avec les dernières traces de vie.

Elle finit par trouver le survivant – entre-temps, la deuxième trace de vie s’était éteinte et elle avait lutté pour ne pas vomir sous le choc – caché dans les fourrés. Il avait une énorme entaille au crâne, qui avait abondamment saigné jusqu’à couvrir son visage et son torse de sang ; son esprit flottait à la limite de la conscience. Quand il sentit le contact de Kyoshi, il l’empoigna et, dans un dernier effort, il lui envoya une image mentale.

Les yeux de Kyoshi s’écarquillèrent.

***

Arko regarda son communicateur, Daeithil le sien. Ils étaient dans un module de transport qui devait les amener vers leur hôtel, dans la couronne de la station.

— Kyoshi a des ennuis, dit Daeithil.

— Ouais, j’ai vu. Elle t’a dit quoi comme ennuis ? Elle a précisé ?

— Non. Mais qu’a-t-elle a pu faire en moins d’une heure après avoir débarqué ? Elle n’a quand même pas fait exploser quelque chose.

C’est à ce moment que le module s’arrêta brusquement. La lumière vira au rouge et une annonce retentit :

— Attention ! Suite à une explosion dans le Rayon Indigo, tous les modules de transport sont momentanément désactivés.

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