Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 4

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 4

Cet article est le numéro 4 d'une série de 15 intitulée Erdorin, Livre 5

— OK, récapitulons.

Kyoshi était toujours dans les latrines, dans l’obscurité. Toujours nue, aussi, mais ça, elle en avait pris son parti.

— D’après mon compte, continua-t-elle, il devrait y avoir onze personnes dans ce domaine, plus moi. Sauf qu’à cette heure, personne n’est réveillé.

— C’qui est juste eyldarinement pas normal.

— Exact. Et là, je compte au moins quinze esprits dans les environs immédiats. Et comme le domaine est équipé d’un champ OTTO, ça signifie qu’il y a quatre intrus.

— À moins qu’ils soient entrés pendant qu’tu batifolais.

— Peut-être. N’empêche.

— J’peux faire une reco, s’tu veux.

***

Kalo avait l’esprit un peu gourd. Il n’avait pas beaucoup dormi : la petite bipède était gentille et amusante, mais facilement fatigante. Et, surtout, elle ne comprenait pas quand on lui soufflait dessus. Ça avait même tendance à l’amuser.

Il y avait aussi une odeur bizarre dans l’air, qui le faisait éternuer et lui tournait la tête.

Et puis il y avait eu le rat qui n’avait pas un goût de rat. Il l’avait attrapé, mais il avait eu l’impression de mordre un des objets durs des bipèdes. Il n’avait pas un goût de rat et il n’avait même carrément pas bon goût, mais il était amusant à poursuivre, plus amusant que les rats qui avaient un goût de rat.

Et tiens, d’ailleurs, le revoilà qui repassait près du bassin.

Là où, tiens, il y avait des bipèdes qui n’avaient pas l’odeur de ses bipèdes.

***

Tashan faisait un sale boulot et il le savait. En tant que mercenaire, il avait déjà fait pas mal de sales boulots, mais dans le cas présent, il avait un mauvais pressentiment. Il avait fréquenté suffisamment de Terriens pour avoir entendu parler de la notion de karma et si son pressentiment se confirmait, le sien de karma allait en prendre un méchant coup.

Déjà, faire une intervention dans un secteur blindé de civils, c’était appeler les emmerdes. En plus, il n’avait pas du tout confiance dans ses commanditaires. La petite Terrienne avec sa tenue excentrique avait un regard de psychopathe. Quant au grand rowaan avec son mufle écrasé, il donnait l’impression d’être prêt à littéralement bouffer quelqu’un à la première contrariété.

Il avait entendu parler de l’explosion de la veille et il commençait à se demander si ça n’avait pas un rapport. Ça avait fait huit morts. Des civils.

L’atalen serra les mâchoires et se concentra sur son environnement. Le domaine était en cycle nocturne et son espace central plongé dans une pénombre relative. Leur objectif était simple : trouver la fille qui ressemblait à la petite Terrienne, qui se faisait appeler Kyoshi, contacter la petite Terrienne, évacuer et neutraliser tout ce qui était sur le passage. Normalement, le somnifère aurait dû faire son effet, mais sait-on jamais. Par exemple, quelqu’un qui aurait été aux latrines, là où la ventilation aurait dispersé le gaz des grenades.

Quelque chose bougea. Quelque chose de petit, peut-être un rat, qui passa entre ses jambes.

Il eut à peine le temps de relever la tête pour voir le très gros chat, un peu pataud, lui arriver dessus à fond de train.

***

Kyoshi aurait bien voulu pouvoir récupérer un bout de tissu pour, au minimum, exorciser l’impression de vulnérabilité maximale que son absence de tenue lui causait. Et encore, les fringues, ça allait : elle avait déjà subjugué une salle de bal parisienne entière dans cette tenue, à sa grande époque Ai Amano. Mais l’absence de piercings sapait sa confiance en elle. Elle avait l’impression d’être douloureusement normale.

Le bruit du choc, suivi un double cri étouffé et d’une chute dans l’eau du bassin principal coupa net ses cogitations. Elle entendit Arko lancer une série de jurons dans son oreillette et glissa :

— J’y vais !

Avançant à croupetons, elle longea les murs et fourrés qui bordaient l’espace central du domaine, ignorant le contact parfois peu délicat des branches sur sa peau. Elle pouvait encore utiliser certaines de ses Arcanes, notamment celles qui lui assuraient un contrôle corporel raisonnable. En conséquence, sa vision nocturne était sensiblement meilleure que la normale.

Kyoshi put donc distinguer les deux silhouettes qui tentaient d’en sortir une troisième du bassin. Elle avait du mal à gérer à la fois sa vision et son repérage d’esprits ; le champ OTTO était nettement plus efficace contre les Arcanes de l’Esprit.

Elle aurait bien aimé pouvoir faire plus pour ses hôtes du clan Wargession – les images du domaine Serentar et de ses cadavres ensanglantés flottèrent brièvement devant ses yeux – mais, sans armes, elle devait surtout songer à sauver sa propre peau. Heureusement, elle avait une assez bonne idée d’où se trouvait la porte d’entrée du domaine. Elle se glissa sans bruit dans la salle d’eau. Si le domaine avait une configuration eyldarin traditionnelle, elle devait être là.

Elle faillit se prendre la porte en question sur le nez, ouverte en grand juste quand elle y accédait. Elle se jeta en arrière juste à temps, glissa et tomba à moitié dans le pédiluve. Presque couchée sur le dos, elle vit l’imposante silhouette, enregistra la tête canine et le mufle de molosse. Elle allait ouvrir la bouche quand un canon gigantesque apparut dans la main du rowaan et se dirigea vers sa tête.

***

Arko avait passé une bonne partie des dernières heures à poser des questions obliques et payer des gens louches pour obtenir des informations sur le nouveau pied-à-terre de Kyoshi. Il avait aussi fait l’acquisition du rat robotique, qu’il avait baptisé Mickey avec un manque d’originalité qui l’avait un peu déprimé, puis trouvé une galerie technique peinarde pour un QG improvisé. Avec tout ça, il avait oublié d’acheter des armes. À sa décharge, la tâche réclamait beaucoup plus de temps qu’il n’en avait : Alenia n’avait pas la réputation d’un supermarché texan dans ce domaine.

C’est pourquoi, quand il vit la grande silhouette braquer quelqu’un au sol qui devait être Kyoshi, il se trouva un instant dépourvu, avant de se fendre d’un simple plaquage. Un « simple plaquage », quand il s’agit d’un rowaan lancé, ça peut être dévastateur, même sur un autre rowaan. Kyoshi vit son braqueur disparaître de son champ de vision, embarqué comme par un train de marchandises.

Plaqueur et plaqué finirent par percuter un mur dans un fracas conséquent ; sonné, l’agresseur de Kyoshi se retourna et Arko eut la curieuse impression de se retrouver face à son frère jumeau. Il ne prit cependant pas le temps de s’en étonner et lui décocha un crochet pour grande personne, doublé par un coup de genou à la mâchoire.

Kyoshi le regardait avec des grands yeux écarquillés.

— Arko ?

— Ouais. Tu peux marcher, faut qu’on décanille !

— Oui, mais je dois d’abord retrouv…

— Ils sont ici !

La voix était féminine, parlait anglais et venait de l’intérieur du domaine. Arko et Kyoshi jetèrent un œil par une ouverture et virent une jeune femme à l’air asiatique, de petite taille, les cheveux blancs avec quelques mèches colorées, arborant une combinaison SecondSkin™ rehaussée d’un harnachement SM-chic. Ah, et un gros fusil aussi.

— Faut qu’on décanille, conclut Kyoshi.

***

**Daeithil.**

L’eylwen se retourna. À ses côtés, Tiliniel dormait paisiblement, mais elles n’étaient pas seules dans la couche sous le grand arbre du domaine Lintar.

**Daeithil !**

**Kyoshi-sama…**

**Je sais, Daelindil, mais c’est important. Des gens me poursuivent. Des gens dangereux. Je crois qu’ils ont déjà tué.**

Daeithil était soudainement très réveillée. Le contact était lointain et traversée par des courants de nervosité qui parasitaient le message.

**Kyoshi, est-ce que je peux t’aider ?**

**Ne viens surtout pas me chercher ! Je suis avec Arko, mais parmi des poursuivants, il y a une personne qui a mon apparence.**

**Quoi ?**

Elle reçut l’image mentale, fugace mais frappante.

**Une autre ressemble à Arko. Tu ne peux pas avoir confiance en nos apparences.**

Elle voulut protester, mais la Terrienne reprit :

**Là où tu es, tu es en sécurité. Si tu me rejoins, tu seras en danger. Tu es plus importante qu’Arko ou moi. Nous pouvons nous débrouiller.**

**Compris, Kyoshi. Prends soin de toi. Je t’aime.**

**Je t’aime aussi.**

Daeithil ouvrit les yeux sur la pénombre. Elle n’avait plus du tout envie de dormir.

***

— C’est mieux ?

Kyoshi contempla le poncho qu’Arko venait de confectionner à l’aide d’une couverture de secours, de scotch d’étanchéification et de son couteau multilames. Elle ressemblait à un croisement entre un emballage cadeau raté et le chapeau en feuille aluminium d’un conspirationniste.

— À peine.

— On fera avec. Ni toi, ni moi on a envie qu’tu t’balades à oilpé.

Kyoshi grommela pour la forme, mais accepta le principe.

— On fait quoi, maintenant ? On se rend à la milice ?

— Pas question ! Si les aut’z’affreux t’ont trouvée, c’est sans doute pasqu’ils ont un indic à la milice. On va s’mettre au vert, plutôt.

Kyoshi allait protester par pur esprit de contradiction, couplé à son actuelle humeur maussade, mais elle se retint.

— Tu as un plan ?

— Ouais, répondit-il en omettant le détail qu’il impliquait de se réconcilier avec un ancien ennemi mortel…

Cette histoire est également disponible sur les plateformes Wattpad, Scribay et Atramenta. Elle est publiée sous licence Creative Commons, partage dans les mêmes conditions (CC-BY-SA). Si vous souhaitez me soutenir, vous pouvez me faire des micro-dons sur Flattr, sur Liberapay, sur MyTip ou sur uTip (si vous n’avez pas de sous, uTip propose également de visionner des pubs). Je suis également présent sur Tipeee pour des soutiens sur la longue durée.

Naviguer dans cette série

<< Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 3Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 5, chapitre 5 >>
Author Image
Alias

Laisser un commentaire


Warning: Array to string conversion in /home/clients/5addc5133f10047669fa2f96c2a3b9cb/tvcentral/wp-includes/class-wp-query.php on line 3494