Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 9

Erdorin, Chroniques de l’Arbre-monde, Livre 4, chapitre 9

Cet article est le numéro 9 d'une série de 12 intitulée Erdorin, Livre 4

Daeithil et Kyoshi flottaient. Enlacées, immergées au point le plus profond de la mare avec quelques centimètres d’eau (et quelques nénuphars) au-dessus de leurs têtes, elles étaient également unies dans une sorte de communion mentale pour soutenir mutuellement leur contrôle corporel. L’eau était froide et cela faisait déjà plusieurs minutes qu’elles étaient sous l’eau.

**Il ne faudrait pas que ça se prolonge.**

Kyoshi n’était pas du tout à son aise et la présence physique et mentale de sa compagne était la seule chose qui l’empêchaient de paniquer. Mais ce n’était pas le moment de ressortir.

Elle avait été la première à capter les présences hostiles. À vrai dire, elle avait capté l’hostilité avant les présences, un peu comme avec l’intention meurtrière de Wenyr dans le salon de massage. Depuis, elle suivait discrètement la progression des quatre esprits, sentant brièvement bouillonner leur nervosité et leur focalisation sur leur objectif. L’objectif, c’était elles – enfin, Daeithil, surtout.

L’eylwen avait commencé à négocier avec les Ombres pour essayer d’obtenir leur assistance. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le groupe d’agents eyldarin était peu enthousiaste – surtout que le duo les avaient surpris en pleins ébats. Il y a un temps pour les affaires et un temps pour le sexe, c’est un des rares points sur lequel les eyldar transigent peu.

Daeithil s’était finalement résolue à un contact mental direct avec Meriel, la plus douée en arcanes des Ombres, lui transmettant des images de Kyoshi sur les événements des thermes et l’impression d’hostilité en approche. L’eylwen stellaire, qui avait à peu près la même taille que Daeithil tout en paraissant faire la moitié de sa stature et qui était encore trempée, avait scellé l’accord d’un rapide baiser sur les lèvres et d’un « Tu nous dois quelques réponses, alors. » Daeithil avait souri et hoché la tête.

Ils avaient un plan : camouflage, diversion et embuscade. Daeithil et Kyoshi allaient donc s’immerger au plus profond de la mare, hors de vue et, avec un peu de chance, hors de portée des détecteurs thermiques. Les cinq agents allaient continuer à jouer les eyldar et atlani innocents et batifoler alentours. Quand ils seraient assez prêts, ils passeraient à l’action.

**Ça ne marche pas.**

**Patience, Kyoshi-sama. »

**Non, je sens bien qu’ils se méfient, ils n’approchent pas de la mare.**

**Il faudrait les attirer… oh, tu as une idée.**

À travers la pénombre et l’eau trouble, Daeithil vit le sourire de sa compagne. Elle ne savait pas s’il fallait s’en réjouir ou s’en inquiéter.

***

Thiril avança prudemment sous les frondaisons. En théorie, leur tenue les rendait parfaitement invisible. En pratique, Thiril se méfiait de la théorie. Elle avait beau être la plus jeune de l’équipe et n’avoir aucune expérience de combat dans un vaisseau – elle avait passé le plus clair de ses quarante années de carrière de mercenaire dans la cité de Caramer Laeralis – elle avait une conscience très nette des défauts de l’opto-camouflage. S’il était très efficace dans les coursives du vaisseau, l’algorithme adaptatif avait plus de mal à gérer un environnement complexe comme une forêt et elle pouvait parfois apercevoir les silhouettes de ses trois camarades.

Fort heureusement, la clairière sur laquelle ils débouchaient ne semblait occupée que par cinq eyldar et atlani des deux sexes, autour d’une mare, occupés, eh bien à profiter des deux sexes, justement.

Thiril sourit. Ça lui manquait un peu. Cela dit, mission d’abord, batifolage ensuite. Elle observa les alentours en s’efforçant de rester à bonne distance des joyeux baigneurs.

— Maryam, statut ?

— En cours.

— On n’a pas toute la journée, merde !

Thiril soupira. Thergen n’était pas de bonne humeur. Il n’était jamais de bonne humeur, mais il avait une dent contre Weryn et avait clairement manifesté son opinion sur sa tentative en solo. Rétrospectivement, Thiril ne pouvait pas lui donner tort, mais, sur le moment, le plan paraissait jouable.

Elle s’efforça de ne pas regarder les corps en pleine action, mais elle ne put s’empêcher de trouver qu’il y avait un truc qui clochait. Peut-être était-ce juste elle qui n’était pas à son aise, mais…

La voix de Maryam arriva à une puissance inhabituelle dans son oreillette :

— Écho thermique dans la mare !

Au même instant, la surface éclata, révélant deux têtes féminines jointes dans un baiser passionné.

— Contact !, lança Thergen sur la fréquence générale. Éliminez-moi ça vi—

Son ordre fut interrompu par le son d’un violent impact sur la cagoule. Thiril s’aperçut que l’apparition des deux femmes avait causé comme un effet tunnel et elle n’avait pas remarqué que les cinq « paisibles baigneurs » étaient en train de les charger avec application.

C’est à ce moment qu’elle se rappela de l’autre problème de l’opto-camouflage : pour rester également invisibles, leurs armes étaient cachées sous la combinaison et elle devait donc d’abord l’ouvrir avant de pouvoir se saisir de sa machette. Sa réflexion fut interrompue à cet instant précis par l’impact d’un atalen athlétique lancé en pleine course.

***

Daeithil se pencha sur Meriel. Le coup de machette avait entamé le muscle et elle saignait abondamment. Son teint naturellement pâle virait au livide.

Eithar arriva avec la sacoche contenant le matériel d’urgence ; par une série de geste précis, il attrapa dans une des poches un sachet d’éponges hémostatiques et les enfourna sans ménagement dans la plaie. L’eylwen gémit. Daeithil porta la main à son front et tenta d’atténuer sa douleur.

Du coin de l’œil, elle regardait Kyoshi attacher les trois survivants du commando, dépouillés de leur tenue de camouflage, avec un art consommé. Elle y mettait un peu trop d’enthousiasme, peut-être pour compenser la frustration : le temps qu’elle et Daeithil rejoignent le bord de la mare, la bagarre était déjà terminée. Elle avait été sauvage : passé l’effet de surprise, qui avait permis de neutraliser l’un des assaillants et d’en déstabilisé deux autres, les cinq agents de la République s’étaient retrouvés, littéralement à poil, face à trois combattants aguerris et armés de redoutables armes en céramique.

Kerwir essayait de nettoyer les jets de sang consécutifs à son combat avec un atalen particulièrement retors ; lui-même s’en sortait miraculeusement avec des estafilades sans gravité, mais il avait fini par enfoncer la garde d’une lame brisée dans son torse pour éviter d’avoir le larynx broyé. Daeithil saisit au vol sa détresse, c’était sans doute la première fois qu’il ôtait la vie et il avait du mal à l’admettre.

Les autres s’en étaient plutôt bien tirés, compte tenu des circonstances : Lyrin affichait un gros coquard et Weyran s’était amoché la main en donnant un coup dans une partie rigide de combinaison. Eithar était physiquement indemne, mais l’eylwen sentait que, comme Kerwir, il avait du mal à gérer le déchaînement de violence auquel il avait pris part. Elle posa une main sur son épaule.

**Ça ira.** La suggestion était peu appuyée, mais la confiance de l’ancienne reine s’imposa à l’esprit de l’atalen.

**Merci. Je peux m’occuper d’elle, va aider ta compagne !**

Daeithil hocha la tête et se releva. Kyoshi avait terminé son travail de saucissonnage et s’approchait d’une jeune eylwen à la tignasse blonde frisée. Elle avait un sourire mauvais et une des hachettes en céramique à la main.

— Kyoshi ! La voix et la posture s’était soudainement faite régalienne. La Terrienne ne put faire autrement que de se retourner ; elle décida de jouer le jeu en baissant le regard.

**Kyoshi-sama…**

**Oui, je sais : torturer les prisonniers, c’est mal, mais…**

**Je vais le faire.**

**Quoi ?**

**Je ne peux pas m’occuper du communicateur et nous devons contacter Arko.**

**Mais…**

**Je te raconterai.**, répondit-elle avec un sourire amusé.

Thiril regarda leur objectif, cette Daeithil qui s’approchait d’elle. Elle dégageait une aura de séduction sereine, tout en jouant avec la petite hachette.

— Tu es ? Demanda-t-elle.

— Thiril Eringiel, sous contrat mercenai—

— Thiril, donc. Très bien. Daeithil s’approcha d’elle, plongea ses yeux dans les siens et ajouta, dans un souffle sensuel : J’ai quelques questions à me poser et tu vas y répondre.

Thiril sentit la lame glisser sur la peau de son torse, lentement. La sensation était à la fois terrifiante et excitante. Malgré elle, elle déglutit.

***

Arko regarda à gauche et à droite. Le couloir paraissait vide, mais il savait qu’il y avait des senseurs de sécurité quelque part. Pas le temps de regarder ou et quoi. Il avança rapidement vers le poste de contrôle, la main crispée sur un paralyseur électrique qui lui paraissait dérisoire face à la possibilité de croiser des mercenaires qu’il imaginait volontiers surarmés.

Il avait été mercenaire et connaissait intimement l’atavisme qui poussait cette engeance vers les équipements les plus gros et les plus meurtriers possibles. Au fond de lui, son esprit rationnel lui répétait qu’on ne prenait pas de lance-roquettes dans un vaisseau, parce que c’était un coup à faire sauter tout le vaisseau et soi-même avec, mais ça ne suffisait pas à le rassurer.

Pour le moment, les coursives étaient désertes et ça l’arrangeait bien. Ça n’allait sans doute pas durer, surtout quand ils s’apercevraient qu’un de leurs pieds nickelés manquait à l’appel, mais ça devrait lui laisser un peu de temps.

Une odeur de sueur et de produits pharmaceutiques accueillit le rowaan avant le seuil de la salle. Au milieu des bourdonnements de l’équipement électrique et de la climatisation – qui, ici, étaient nettement moins bien insonorisés que dans les cabines des passagers – il perçut également un léger ronflement. Le deuxième atalen mâle – Aenar, ou un truc du genre – était en train de dormir sur une couchette de fortune, une main enchâssée dans une attelle en résine et un fort emplâtre sur le nez.

Arko jeta un rapide coup d’œil aux médicaments éparpillés sur la table : des analgésiques pour grande personne. Même sur lui, ça aurait sans doute fait de l’effet. Un autre de moins, c’est toujours ça de pris.

Il s’approcha de la console et commença à activer quelques commandes.

***

Daeithil revint vers Kyoshi, toujours en jouant avec sa hachette d’une main experte. Elle s’aperçut que tous les regards étaient dardés vers elle.

— Quoi ?

Eithar détourna le regard pour surveiller l’état de Lyrin, mais Kyoshi soutint son regard avec un sourire amusé.

— Quoi ?, répéta l’Eylwen, à son intention directe.

— Les gens vont dire que j’ai une mauvaise influence sur toi.

— Tu as une mauvaise influence sur moi. Et tu n’avais pas un communicateur à déverrouiller ?

— J’étais partie pour, mais j’avais aussi une maîtresse des arts érotiques qui se livrait à un spectacle absolument fascinant sous mes yeux.

— Regarde ailleurs, soupira Daeithil.

**Tu ne l’as tout de même pas blessée avec ce truc ?**, demanda une Kyoshi plus inquiète qu’elle ne voulait le montrer. Le message mental de sa compagne la rassura :

**N’aie nulle crainte ! Je ne l’ai même pas touchée avec, j’ai utilisé un ongle. Sur certains méridiens et avec un soupçon d’influence psychique. J’ai su tout ce qu’il y avait à savoir.**

— Et donc ?, repris Kyoshi à voix haute, pour que tout le monde puisse en profiter.

— Ils sont une douzaine de mercenaires, plus trois complices dans l’équipage. Ils ont neutralisé Arko et l’ont enfermé dans la soute. Ils n’ont pas d’armes à distance, mais ont fabriqué ces armes blanches dans cette matière étrange.

— Carbocéramique, probablement imprimée d’une des micro-usines de bord, dit Weyran. Ils ont dû pirater un des ateliers de la soute.

— Ça n’est pas très solide, dit Daeithil en jetant un œil sur le corps de l’Atalen – un certain Thergen, de ce qu’elle avait perçu.

— Ce sont des armes d’assassins, dit Lyrin, pas pour un combat prolongé. Ils t’en veulent vraiment, Daeithil.

Kyoshi, qui bataillait toujours avec le communicateur, s’arrêta brusquement et lâcha un abominable juron en argot de Rising Sun Gate, le quartier japonais de Los Angeles où elle avait grandi. Personne n’en comprit le sens réel, mais tous saisirent l’idée générale et six visages se tournèrent vers elle.

— Des renforts arrivent !

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