La capsule de transport était vaste. Kyoshi se fit même la réflexion qu’elle avait eu des appartements plus petits. Et, à vrai dire, l’endroit ressemblait à un vaste appartement, avec des coussins dans lesquels se prélassaient une vingtaine de personnes. Le trajet depuis le moyeu jusqu’à la couronne, une vingtaine de kilomètres, pouvaient prendre jusqu’à une heure ; autant prendre ses aises.
Arko n’y prêtaient pas vraiment attention ; à l’évidence, il connaissait les lieux et Kyoshi enviait son aisance. Elle se sentait à la fois ridicule, avec son costume – surtout à côté du rowaan – et vulnérable. Plus encore que si elle avait été nue, en fait. Personne ne prêtait attention à elle – d’après Arko, les gens devaient la prendre pour une enfant – mais elle avait l’impression que tous les regards étaient braqués sur sa personne.
Soudainement, les écrans muraux simulant une sorte d’entrée douce dans l’atmosphère d’une planète, devinrent de plus en plus transparents, jusqu’à révéler le spectacle de la couronne d’Alenia et son horizon courbé dans le mauvais sens. La Terrienne en eut le souffle coupé ; elle avait déjà vu des vidéos du spectacle, mais la réalité était presque trop pour son esprit. Elle se retint de laisser échapper un petit cri de surprise.
— Ça va ?
Pour quelqu’un de sa physionomie, Arko savait être remarquablement discret. Kyoshi soupira :
— Ça va. C’est juste… wow. Si je n’étais pas si stressée, je crois que serais complètement abasourdie.
— Normal. Des überstructures dans c’genre, on est pas fait pour appréhender. T’as le cerveau qui bugue, c’est trop gros.
— Ça n’a pas l’air de trop te déranger.
— Déjà v’nu.
Kyoshi lui lança un regard lourd de soupçons. Son esprit avait instinctivement perçu les signaux de celui du rowaan : il lui cachait un truc.
— OK, c’est quoi le problème ?
Arko se lança dans une série d’hésitations très théâtrales, ce qui eut le don d’énerver Kyoshi :
— Oh, Arko, t’accouches ou faut que j’aille chercher les infos moi-même dans ce qui te sert de cervelle ?
— OK, finit-il par lâcher dans un soupir cataclysmique. C’est compliqué.
— Ah, une ex, donc ?
— Pas exactement ?
— UN ex, alors ?
— Si tu veux…
***
**Daeithil ?**
Le contact mental résonna douloureusement dans la tête de l’eylwen, qui fit une grimace apocalyptique. Son esprit embrumé crut un instant à un message de Kyoshi, mais le contact avait une coloration très distincte, plus eyldarin. Elle finit par reconnaître Lyrin.
**Qu’y a-t-il ?**
— Ah, tu es bien là.
Des blocs flous bougèrent devant ses yeux, révélant d’abord une clarté tamisée, puis une silhouette féminine et athlétique en contrejour. Daeithil finit par s’extraire sans grâce des coussins, avec l’aide de Lyrin. Sa chemise, largement ouverte, s’accrochait difficilement à son anatomie, pourtant généreuse. Elle s’en amusa un instant et Lyrin eut aussi un petit sourire ; elle était habillée, ce qui, dans le contexte du domaine, signifiait qu’elle n’était pas là pour la bagatelle.
— Uthin m’a dit que tu serais encore là. Il m’a dit que tu aurais sans doute besoin de ceci.
Elle lui tendit un récipient en céramique, dont elle ôta le couvercle, révélant un contenu chaud et odorant. Elle le but avidement.
— Dure soirée ?
— Je pensais tenir l’alcool mieux que cela.
Lyrin attrapa un flacon vide, en déchiffra la calligraphie et eut une moue appréciative.
— De l’Amaranthin ! Et d’un des meilleurs distillateurs d’Eokard ! Tu m’étonnes que tu te sentes vaseuse : c’est une liqueur limite légendaire et, en général, on en prend juste un petit verre.
— Nous n’en avons aussi pris qu’un petit verre, mais plusieurs fois.
Elle regretta immédiatement son trait d’esprit quand l’éclat de rire de la milicienne vint vriller son crâne.
— Désolée.
— J’imagine que tu ne viens pas pour me voir décuver ?, demanda-t-elle en soufflant sur le bol.
— Non. Il y a un souci avec Meriel.
Daeithil soupira. Un souci de plus.
***
Kyoshi contempla la vingtaine de fusils de chasse qui étaient soudainement apparus dans les mains de la petite foule – des lance-aiguilles magnétiques légers, décorés à la mode amérindienne. Les engins n’étaient pas braqués sur leurs personnes, mais à la mine sévère des propriétaires, c’était une probabilité de plus en plus élevée.
— Arko, souffla-t-elle à son voisin, tu m’expliques ou je dois me préparer à mourir idiote ?
— Relax, répondit le rowaan, qui arborait en effet une attitude décontractée. Kyoshi émit une brève prière silencieuse aux rares kamis qui toléraient encore sa présence pour qu’il n’y ait aucun arcaniste parmi leurs vis-à-vis, sinon sa tentative de bluff risquait de faire long feu.
La foule s’écarta et un homme de grande taille et aux larges épaules, s’avança vers eux. Il devait avoir une solide quarantaine d’années – probablement plus, au vu du nombre de personnes avec des traits eyldarin autour d’eux – et portait une chemise blanche brodée, de motifs qui évoquaient autant un style eyldarin qu’amérindien, sur une paire de pantalon en toile beige. Il avait également des sandales en cuir et une canne ; il semblait boiter quelque peu.
— Arko M’Kraal ! Nous nous retrouvons enfin !
— Salut Atsidi. Ça faisait longtemps.
— Douze ans, sept mois et vingt-trois jours, mais quand on aime, on ne compte pas, pas vrai ?
Arko resta silencieux. Sa nervosité augmentait au fur et à mesure que le regard du dénommé Atsidi se faisait de plus en plus dur. Kyoshi laissa échapper un soupir de nervosité, tout en se demandant si elle avait une chance de ne pas mourir dans cette tenue idiote de…
Atsidi éclata de rire, imité par le reste de sa tribu.
— Bah, dit-il, je n’ai jamais été doué pour la vengeance. Tu as assez sué comme ça, vieux grigou, viens discuter au calme !
***
Atsidi posa trois verres sur la table et servit dans chacun une généreuse rasade d’un liquide sirupeux
— Bien. J’imagine que cette crapule d’Arko ne t’a rien dit à mon sujet. Mon nom est Atsidi Hathale.
— Kyoshi Kerensky. Enchantée.
— Oh, comme l’actrice ?
Malgré elle, Kyoshi se sentit rougir ; elle n’avait jamais utilisé son vrai nom lors de la météoritique carrière qui avait fait d’elle – enfin, d’Ai Amano – une star du BDSM multimédia. Elle savait bien que c’était un secret de polichinelle, mais se voir rappeler cette filiation la mit d’autant plus mal à l’aise que, sans son accoutrement habituel, elle avait du mal à se sentir elle-même.
Fort heureusement, Atsidi sembla ne pas remarquer son trouble ni attendre une réponse à sa question. Il continua :
— Il y a une douzaine d’années, Arko et moi avons participé à une compétition un peu particulière. Une course de véhicules automobiles pour faire le tour de la couronne d’Alenia. Très clandestin, très illégal. Très dangereux, aussi.
La Terrienne nota du coin de l’œil que c’était au tour du rowaan de se sentir très mal à l’aise.
— Tu veux raconter la suite, Arko ?
L’intéressé lança un regard noir à leur hôte, qui souriait beaucoup trop. Il vida d’un trait le verre et l’abattit sèchement sur la table ; Kyoshi s’étonna que l’un et l’autre restèrent en un seul morceau.
— Ouais, bon. J’avais de grosses dettes et j’avais misé tout c’qui m’restait sur ma prop’victoire. Sauf que c’type me lâchait pas. Sa tire était plus puissante que la mienne et il connaissait le coin. J’lui ai fermé la porte quand il a essayé d’me dépasser et il est parti dans l’décor.
— Tu m’as envoyé dans le décor, Arko.
— J’tai envoyé dans le décor, ouais, admit le rowaan. Et crois-moi si j’te dit que ça m’poursuit encore. Mec, j’suis désolé. J’sais qu’ça va pas faire r’pousser ta guibolle ou quoi, mais…
— … mais tu pensais ne pas avoir le choix, je sais. Je l’ai compris et, pour être franc, j’étais prêt à te faire la même chose, mais pour l’honneur. Enfin, pour ce que je pensais être l’honneur de ma tribu. Quant à ma jambe, elle a fini par repousser toute seule. Enfin, presque. Ça a été long, ça a été douloureux, mais c’est presque fini. Techniquement, je n’ai déjà plus besoin de cette canne, mais c’est une forme de symbole. En fait, tu m’as presque rendu service : cette fourberie m’a probablement apporté autant d’honneur et de réputation dans la tribu que si j’avais gagné.
Il resservit le rowaan. Kyoshi n’avait pas encore touché à son verre, fascinée par l’histoire. L’Amérindien leva le sien, comme pour un toast :
— On était jeunes, on était cons…
— Surtout moi, conclut le rowaan en lui rendant son salut.
Il allait vider une nouvelle fois son verre quand il interrompit son geste et porta sa main à son oreille.
— Qui ?… Quoi ?… OK, calme-toi. T’es où ? Hmm… OK, reste planquée, j’te rappelle dès que je peux.
— Un problème ?, demanda Atsidi.
— Ouais. Enfin, un aut’. Mec, on a besoin d’un service.
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